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Arnaud Dolmen, batteur, compositeur de jazz et de d'autres musiques, pourvu d'une remarquable sensibilité musicale est vivement applaudi par ses pairs. Il commence très tôt une carrière internationale et fait le choix d'apporter au jazz les sonorités traditionnelles gwoka (Guadeloupe). Influencé par les performances des danseurs des soirées léwòz de son enfance, son premier album Tonbé lévé s'en ressent. Il choisit pour cette création un partenariat très éclectique de musiciens européens, complètement vierges de son univers musical. Après sa résidence au Comptoir, Arnaud Dolmen travaille un nouveau répertoire "The Gap Adjusting" avec son quartet et persiste dans le registre expérimental du contre-temps.

 

Vous êtes batteur, compositeur. Dans quel contexte votre album Tonbé lévé a-t-il été produit et quel est votre parcours ?

« L'album Tonbé lévé est sorti en 2017. Je dirais que le travail sur cet album m'a guéri. Auparavant j'ai eu des groupes où j'étais leader ou co-leader et j'ai toujours composé mais je n'ai jamais pu mener à terme des compositions de A à Z. Le fait d'élaborer cet album entièrement et de le finir m'a permis de cerner ce fonctionnement d'auto-sabotage que j'entretenais inconsciemment et de m'en guérir définitivement. Je suis allé chercher cet album, jusqu'au bout. J'y ai mis beaucoup d'amour. Je l'ai auto-produit et auto-financé. L'album était près dès 2015. N'ayant pas eu de réponses positives de labels de jazz français, j'ai décidé de le faire moi-même. Mais, si c'était à refaire aujourd'hui, je m'y prendrai différemment. Peut-être que le deuxième sera différent. Quand tu débutes, ce n'est pas évident ! La culture élitiste et l'éducation française forcent la compétition et propulsent vers une course effrénée aux attestations de réussite. Très tôt, tu comprends que pour exister dans ce système, il te faut des diplômes, sinon la société te met aux bancs sans façon et tu commences à entretenir des complexes. L'amour d'abord permet de créer, de produire de belles choses. La volonté et le travail arrivent après. L'amour a à voir avec l'héritage ou l'hérédité, ce qui nous relie à la ligne verticale de l'ascendance. Je dis « verticale » parce que les ancêtres sont aussi en terre. Et aussi parce que cette ligne-là est en relation directe avec « Tonbé lévé ». Cette notion de transmission, je la ressens et je l'honore fortement.

 

Tonbé lévé est aussi le fruit d'une alliance avec des musiciens d'horizons très différents. Y célébrez-vous en quelque sorte la rencontre et le voyage ?

« Si j'ai choisi une carrière de leader, c'est d'abord parce que cela fait partie de mon caractère et aussi parce que j'aime apporter ma touche au service d'autres musiques complètement différentes de la mienne. Cet échange-là est très important pour moi... ça nous éduque ! Les voyages m'ont aussi aidés dans mon processus de guérison. Voyager, jouer avec des musiciens de cultures diverses donne un regard nouveau sur le monde sans être influencé par les stéréotypes du système dans lequel on s'est construit. Je me fais ainsi ma propre opinion. J'aime tant ce type de partenariat que je lui ai accordé une place centrale dans l'album. Je suis un fan de notre musique gwoka et de notre patrimoine caribéen. Je voulais partir de mes compositions (jazz contemporain avec un socle gwoka) et je souhaitais que des musiciens européens qui ne connaissent pas ma musique partent avec elle, laissent libre court à leur interprétation. Je leur ai donc dit de faire ce qu'ils voulaient au niveau de l'interprétation. Et au final, l'album a été un cadeau en termes de proposition, d'expérience et de rencontre.

 

Vous faites appel à des illusions rythmiques et harmoniques et à des polyrythmiques, de quoi cela relève t-il ?

« Depuis que je suis enfant, je vais dans des swaré léwòz, (soirées léwòz) principalement à Sainte-Anne (Grand-Fonds) en Guadeloupe. Ma famille m'y emmenait. De cela aussi, je leur suis très reconnaissant. Enfant, j'étais extrêmement impressionné de voir les performances des danseurs. J'ai gardé en tête des images très nettes. Le tambour suit le danseur et ce dernier se retrouve perpétuellement dans une posture de déséquilibre. C'est le déséquilibre contrôlé. Ma musique s'inspire de l'image des danseurs des swaré léwòz. Et comme c'est ce qui m'a le plus imprégné enfant, j'ai utilisé tout naturellement ces formes d'illusions rythmiques et harmoniques pour composer la musique. D'ailleurs le titre de l'album, « Tonbé lévé », provient de ce registre. Le danseur, en maîtrise totale du déséquilibre joue avec la gravité et s'obstine continuellement à éprouver le sol – il fait semblant de tomber, amorce des chutes et se rattrape à chaque fois in extremis, grâce à l'habilité d'un parfait ajustement de forces qui le garde toujours dans l'axe.

 

Quelques mots sur votre nouveau répertoire "The Gap Adjusting" et sur votre récente résidence...

« Il est dans la continuité de Tonbé lévé, un répertoire jazz improvisé sur les influences des rythmiques caribéennes mais j'y approfondis davantage ma vision rythmique. Cette restitution de la résidence marque la préparation d’un prochain album. C’est une création artistique qui n’est pas définitive mais les grandes lignes se dessinent. Le thème de « The Gap Adjusting » concerne l’écart et l’ajustement. Dans un même son, tout en restant sur la même pulsation, il peut y avoir des rythmiques complètement différentes – je me suis concentré sur les silences et les équivalences.

Ce répertoire a été initialement construit autour de la contrebasse, du saxophone, de la batterie et du piano. Suite à un imprévu du pianiste Léonardo Montano, j’ai dû revoir la formation au cours de la résidence. Du coup, j’ai eu envie d’introduire un deuxième saxophone tenor avec Francesco Geminiani. Sans le piano, cet instrument harmonique, un univers complètement différent a vu le jour : deux saxophones tenor c'est un challenge (rires).  J'ai constaté que de deux mêmes instruments, les notes et les vibrations émises sont différentes en fonction de la personnalité des musiciens. Au final, cet accident a participé du jeu : à certains moments, les saxophones sont à l’unisson, à d'autres, ils sont en contre-chant, avec des intervalles différents… Le résultat produit une musique dépourvue d’harmonies « évidentes » même si la contrebasse apporte les fondamentaux des accords. Dès lors, le champ de l’imaginaire s'ouvre et influe sur tous les auditeurs : le public et chacun des musiciens du quartet.

 

 

Votre album est répertorié dans la section : World Jazz, Caribeen Jazz, qu'en pensez-vous ?

« Le mot « world » est parfois un fourre-tout et je ne comprends pas cette section world jazz. Je joue la musique gwoka avec une influence très jazz sans tabou. Mon son est un mélange de musique traditionnelle gwoka, modern jazz, musique cubaine, brésilienne, arabe, etc. En ce qui me concerne, je fais du jazz, du jazz tout court ! Comme je suis Noir caribéen et pas Noir américain on a encore cherché à (me) nous sectoriser, nous les musiciens caribéens français. Pour un européen, à style musical égal, sa catégorie attribuée serait le jazz – et cela, sans avoir rien à argumenter. D’une certaine façon, ma démarche est philanthropique : aider l’autre à résister à la facilité des représentations sociales et des préjugés. Car oui malheureusement, le racisme systémique existe aussi dans la musique...

 

Quelles directions prenez-vous et dans quel registre vous sentez-vous le mieux ?

« Quand je suis sur la batterie et que je suis vraiment connecté avec la musique, j'ai le sentiment d'être ailleurs. Parfois des soucis personnels ou des contrariétés empêchent le libre flux. Je travaille l'instrument très régulièrement, j'essaye toujours de trouver de nouvelles sonorités à partir de rythmes déjà connus. Je suis dans un perpétuel travail de recherche. En ce moment, je travaille le piano. L’an dernier, je me suis mis à la musique classique dans l'idée d'aller le plus loin possible. Je me tiens au courant de ce qui se passe dans le jazz, la pop et la musique antillaise. Pour l'heure, l'artiste de jazz qui m'influence le plus est sans aucun doute Ambrose Akinmusire. Il propose une musique très abstraite et exigeante qui appelle au voyage et à la réflexion. (On a eu l’occasion de jouer ensemble lors d’une jam session, ce fut une sacrée expérience !). Pour Tonbé lévé, je me suis fait construire une caisse claire Ka en rapport à Edouard Ignol, dit Kafé, un trompettiste guadeloupéen et créateur d'instruments de musique uniques comme sa batterie Ka. Dans mon set de batterie on entend une caisse claire Ka. J'aime les sons naturels et j'utilise aussi un pupitre qui produit un son très intéressant. Je préfère exprimer une musique ou une sonorité libre. L'endroit où je me sens le mieux, c'est très probablement dans ce qu'on nomme : la musique d'expression. La musique – au sens large – je la perçois comme les relations humaines : c’est la rencontre de nos âmes. Certaines recherchent la lumière, quand d’autres au contraire rayonnent déjà avec une forte énergie vibratoire. La musique c’est ce socle qui nous rassemble et nous pousse à abandonner l’ego, à lâcher prise et à se concentrer sur l’essentiel. Ainsi, on est disposé à vivre simplement une expérience magique grâce aux harmonies et à la force de l'artiste. Intrinsèquement nous sommes des êtres spirituels interconnectés. Et quand parfois on l’oublie, la musique sert aussi à nous le rappeler. »

 

 

Propos recueillis par Sylvie Arnaud

 

> Arnaud Dolmen, les 10 et 11 juillet au Duc des Lombards ; les 23 et 24 juillet au Sunset-Sunside ; le 13 septembre à la Philharmonie, Paris

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