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Plus qu’une forme dansée, c’est une sensibilité multiple ou une hypersensibilité que vient incarner la dernière pièce de la chorégraphe Louise Vanneste. Pensée comme une déambulation immersive, Atla n’est pas pour autant un pur et simple « adieu à la narration ». Faire le choix du fragment et de la non linéarité revient peut-être moins à quitter le récit qu’à tenter de le rencontrer autrement. Non plus comme vecteur de représentation mais comme déclencheur de sensations et de perceptions. Au croisement des matières et des imaginations, une plongée dans l’océan physique, mythique et fantasmatique qui donne à l’île de Robinson l’épaisseur d’un monde multiple à découvrir.

 

Quand on connait vos précédentes pièces et votre attachement à « ne pas s’en tenir à la narration », on ne peut qu’être surpris du choix que vous faites avec Atla : partir d’un roman, Vendredi ou les Limbes du Pacifique de Michel Tournier.

« Quand je parle de refus de la narration, il s’agit surtout d’un refus de l’univocité. De construire des pièces qui, pour être « lisibles », devraient obligatoirement traiter d’une thématique, avoir une histoire à raconter, « quelque chose à dire ». Lors d’une résidence de recherche à La Bellone, j’ai été invitée à travailler plus précisément cette question de la narration. Je me suis donc plongée dans des lectures et notamment dans celle du Narrateur de Walter Benjamin. Ça m’a mis face à quelque chose de beaucoup plus complexe et surtout ça m’a déplacée. Je suis sortie de la position d’être « contre » – qui est plutôt mon tempérament (rires) – pour me dire :  tiens, et si je l’embrassais vraiment cette question ? Si je conjuguais cette enquête sur la narration avec mon désir d’en sortir, de ne pas être univoque, de ne pas être réduite à ce que je lis parfois sur mon travail (« elle traite de la féminité...etc ») ? Qu’est-ce que ça viendrait chambouler si j’allais par-là ? J’ai aussi réalisé que dans mon travail,  je n’avais jamais fait place à la littérature, qui pourtant compte beaucoup pour moi, alors que j’intègre toujours dans mon travail ce qui m’intéresse dans la vie en général.

 

Dans ce Narrateur, Walter Benjamin parle de la littérature comme d’un partage d’expérience. Il me semble que c’est quelque chose qui motive vos créations et vous fait privilégier la logique de la sensation à celle du sens. Il s’agit de trouver d’autres rapports, d’autres circulations entre corps / son / espaces.

« Oui c’est cette autre rencontre qui m’est apparue comme un défi passionnant et c’est ça que je cherche : comment je peux faire « éprouver » la littérature ? Éprouver ce que produit l’histoire, moins en termes de significations, que d’imaginaires. Il ne s’agit pas juste d’images au sens de représentation des scènes ou des épisodes qui constituent l’histoire de Vendredi, mais de ce qui est provoqué, pour tout lecteur, quand il lit : un mélange d’informations reçues et d’images composées par sa sensibilité... Comme des images de « derrière le regard », plus que celles que l’on doit forcément donner à voir pour être compris.

 

À ce « défi » s'en ajoute un autre : le travail avec les collaborateurs. C’est une chose de donner corps à une image mentale personnelle et de rendre partageable une sensibilité de lectrice, mais c’est autre chose de le faire à plusieurs, en convoquant donc d’autres imaginaires et les expériences de lecture de chacun. Comment avez-vous travaillé ensemble, sachant que comme pour votre pièce précédente, Thérians, l’expérience se joue au croisement du mouvement, du travail sonore, lumineux, vidéo ?

« Le centre de mon travail n’a jamais été « la danse » au sens de « figuration incarnée d’une abstraction ». Je cherche toujours à faire éprouver des sensibilités et peut-être que ça vient de ma propre hypersensibilité à tout : je sens tout ! j’entends tout ! Peut-être qu’une part de mon travail vise à transformer cette sensibilité qui peut parfois être dérangeante (je suis rarement en paix…) en qualité, en puissance. Et j’ai forcément besoin des autres puisque ce que je vis est multisensoriel. On travaille dans une sorte de constante négociation entre des directions que je donne par rapport à mon expérience de lecture, et la manière dont chacun s’en empare et en fait sa matière. Chacun de nous a passé beaucoup de temps à lire Vendredi. C’était forcément la première et plus essentielle des consignes : lire et être attentif à ce que cette lecture fait vivre en termes d’imaginaires plus que d’informations. La force de Tournier se tient notamment là : ne jamais s’en tenir à la pure information. Il ne s’agit pas seulement de voir Robinson lové dans la grotte, mais il faut saisir qu’il n’arrête pas d’être dans des sensations physiques, des rapports sensoriels très forts...

À ce sensible, vient s’ajouter toute la dimension philosophique : Robinson existe au croisement des temporalités. Il y a la temporalité historique – la série des événements – il y a le temps de la pensée – Robinson tient un journal, son « logbook » qui fait place à cette pensée vraiment conséquente (Michel Tournier voulait être philosophe et ça se sent) – et puis il y a le temps cyclique où les choses se répètent et qui fait que le temps disparaît...

On essaie de travailler au croisement de tout cela, grâce aux différents media : parfois la vidéo vient informer une situation, parfois elle vient juste éclairer un corps, sachant qu’aucun des danseurs n’est en charge d’un personnage ou d’une scène précise du roman. Je les ai tous engagés à travailler sur le « multiple Robinson » en prenant deux prismes majeurs : le végétal et ce que l’on nomme entre nous « le worker ». Robinson est à la fois dans un travail très physique, manuel qui renvoie à la figure de l’homme au travail, l’homme qui organise son espace... et il est aussi dans un tout autre rapport au monde qui n’est plus de l’ordre de l’organisation mais de la confusion : se confondre avec l’espace, faire corps avec l’île.

Pour ça, on travaille le long d’un chemin à 3 dimensions :  image-imaginaire-corps. Les danseurs sont invités à convoquer des souvenirs, la mémoire d’un livre comme la mémoire d’un ensemble d’éléments-sensations qui peuvent venir se fondre, se répandre dans le corps, le nourrir, comme si cela pouvait engendrer une qualité de présence, une dynamique, une intensité par moments, un phrasé... Par exemple pour travailler sur le végétal, on a vraiment travaillé sur la sensation de l’arbre : tout d’un coup la sève monte et procure une sensation intérieure, ou bien la neige tombe et il devient lourd, s’affaisse un peu, il a une feuille qui tombe, une branche qui casse... Une plante vit : elle est aussi et tout le temps en mouvement.

 

Dans cet ordre de la sensation et des expériences sensibles, comment avez-vous fait place au temps historique, aux événements, au faire ?

« C’est ce qui a été le plus difficile ! Je n’avais pas envie de faire du « pur sensible » dans lequel le spectateur aurait été complètement responsable de ce qu’il vivrait. Là aussi c’est une négociation entre ce que l’on donne comme signes et ce qu’on laisse ouvert. Je cherche à ce que le spectateur soit libre – d’où l’immersion – qu’il se sente suffisamment invité pour pouvoir cheminer comme il l’entend à travers les signes.  Au début de la pièce, je m’attache au temps historique : le public entre dans un espace, il y a des projections video un peu brouillées de gravures représentant une île. Je voulais d’abord partager ce moment de l’histoire pour pouvoir ensuite aller plus loin dans la matière. Cette envie m'a aussi conduit à inviter Gwendoline Robin qui, dans son travail de performeuse, a un fort rapport à la matière qui m'intéressait beaucoup. Elle peut ramener toute une part de ce qui constitue ce Robinson manuel qui doit aussi se confronter à des entreprises très concrètes : construire un outil, une maison, un bateau pour s'enfuir, tuer un animal pour se nourrir... Gwendoline nous ramène à une part du travail « matériel » mais aussi, tout simplement, à la matière en tant que telle. Ça m'a fait penser à une matière en particulier : celle du bicarbonate de soude. Dans cet espace blanc qu'on va occuper/visiter, travailler du bicarbonate ça va créer du volume pas créer du contraste et c'est dans l'idée que Robinson se font dans l'ile, qu'il fait matière avec elle... C’est aussi dans cette optique qu’Elise Peroi qui fait de la tapisserie nous a rejoint. Cette présence qui tisse une image pendant toute la pièce me permettait de conjuguer à la fois cette idée du travail manuel, et celle de la durée, d’une chose qui est continue, qui prend du temps.


Cela nous permet aussi, en tant que spectateur, d’être en prise avec différentes strates du réel. La déambulation consiste à changer constamment de lunettes.

« Je ne sais pas si j’y arrive mais en tout cas c’est ce que j’aimerais proposer : écrire à plusieurs ces différents rapports au monde que le roman de Tournier ouvre.

 

Un monde « Atla » plus qu’un Atlas du monde ?

« Oui c’est un peu ça que le titre raconte pour moi maintenant. Au début c’était pour rappeler qu’on était parti du Roi des aulnes, autre roman de Michel Tournier et qu’on est finalement parti ailleurs : « À Travers Les Aulnes ». Les initiales font ce mot que j’aime bien « Atla » et ça raconte aussi en effet une sorte de représentation du monde un peu étrange, un peu « tordue », une géographie à la fois amputée de sa logique mais ouvrant vers des poétiques à explorer. Je crois que c’est cette ouverture vers des ailleurs inconnus que je vis avec cette pièce. Comme si j’étais restée sur la côte et m’étais approchée de plus en plus de la falaise, et que je me disais : allez il faut que je saute, j’ai envie de comprendre ce que c’est qu’être vraiment immergée dans la mer. Plonger est un risque, mais c’est beau. »

 

Propos recueillis par Camille Louis

 

> Atla de Louise Vanneste, du 14 au 19 mai à La raffinerie, Charleroi Danse, dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts ; les 25 et 26 mai à la MC93, dans le cadre des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis

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