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Le centre d’art contemporain de Genève n’est jamais totalement vide. Entre deux expositions, le programme Avalanche ouvre la voie à l’infiltration presque intrusive de danseurs dans ces espaces nus et industriels. Sélection subjective plus que micro festival, le curateur invité, Michelangelo Miccolis, fait cohabiter sous le titre À proximité deux chorégraphes expérimentés Tino Sehgal et Maria Hassabi, avec une plus jeune génération aussi fluide que désenchantée représentée par Adriano Wilfert Jensen et Nikima Jagudajev.

 

Tête à tête et bouche à bouche

Sur un socle blanc, unique vestige des œuvres plastiques qui habitaient l’espace, deux corps musculeux se frôlent dans une extrême lenteur. Leur contemplation laisse la porte grande ouverte à nos rêveries. Alors on s’imagine qu’avec leurs grosses bagues en or, leurs vêtements ocre et rose pâle, elle, chevelure brune et regard noir, et lui, visage pâle et cheveux gris, sont les derniers habitants d’un désert à mi chemin entre celui de la planète ensablée de Star Wars et la dystopie steampunk du dernier Mad Max.

Maria Hassabi et Oisin Monaghan ne se regardent ni ne se touchent. Leurs torsions découpent leurs profils tels des hiéroglyphes, dessinent un ventre arrondi par une grossesse et désaxent leurs hanches à la manière de statues grecques. Au loin, quelques sirènes et klaxons imperceptibles, le grésillement d’une radio dont on perçoit les bribes d’une annonce « this is… the world tonight » et des mélodies nébuleuses qui s’évanouissent aussitôt, font planer le vague souvenir d’une civilisation en extinction. Together arbore un titre simple pour une question compliquée : comment être ensemble ? On se demandera aussi : comment être ensemble quand tout est en train de s’effondrer ? Le contact entre les deux corps, comme une étincelle, survient : joue à joue, tête à tête, front contre front, puis nez à nez et presque bouche à bouche, l’infinie tendresse de ce couple du désert tente de calmer la panique pré-apocalyptique.

 

Feelings de Adriano Wilfert Jensen p. Dorothée Thébert

 

Pour répondre au Together lancé par Maria Hassabi, un étage plus bas, Feelings du chorégraphe danois Adriano Wilfert Jensen, déplie aussi l’expérience de la lenteur et de l’exacerbation des sentiments. Pour recevoir les visiteurs, des tapis de mousse mouchetés de taches et jets d’encre façon Tye and Die, sont mollement agencés dans l’espace. Dessus, l’édition DIY d’une revue aux couleurs pop juxtapose les emojis, dessins académiques expressifs et échanges d’emails affectifs entre le chorégraphe et ses collaborateurs. Pendant notre lecture, les cinq danseurs ont eu le temps de rentrer incognito dans la salle. Hagards, à la fois impassibles et entièrement transpercés par leurs émotions ils zonent dans l’espace, se rapprochent dangereusement des spectateurs et parfois disparaissent sans demander leur reste. Ensemble ils se touchent sans se toucher, jouent avec ce double sens, caressent les murs comme pour prendre soin de leur environnement, additionnent les positions difformes, poignets et nuque cassés, buggent à l’unisson en répétant le même micro-mouvement. Avec la tombée de la nuit, c’est la performance entière qui plonge dans une semi-obscurité et semble ainsi vouloir échapper à notre regard comme à notre compréhension. Quitte à entretenir une confusion palpable dans l’assemblée.

On ne saura donc pas vraiment par quel bout prendre Feelings mais on admettra volontiers que la liquidité de la composition, low-fi, toute en attente et en arborescences, est peut être une nouvelle manière d’envisager la chorégraphie. Les deux mains en l’air en signe de reddition ou tel un reste de danse classique les cinq danseurs partent comme ils sont arrivés : des ombres emphatiques en quête de sentiments.

 

L’effet Imhof

Dans les relations qu’entretiennent l’art contemporain et la danse il y a certainement un avant et un après Anne Imhof. L’artiste allemande qui a reçu le lion d’or de la Biennale de Venise 2017,  concentre dans son travail la nonchalance, la mollesse et l’arrogance des corps trop jeunes pour se souvenir du passage à l’an 2000. Ceux qui préfèrent les clubs à la lumière du jour, Balenciaga à Gucci, Instagram plutôt que Facebook, et se retrouvent transformés bon gré mal gré en marchandises digitales. C’est donc une danse post-Anne Imhof que la jeune chorégraphe new-yorkaise Nikima Jagudajev entreprends dans The Dentist. Téléphones dégainés par les visiteurs et les performeurs, filmer, photographier et documenter en direct tout ce qui se passe est de rigueur. L’attitude, est à l’exact opposé de celle d’ (untitled) (2000) présenté juste avant. Son auteur, Tino Sehgal, a une règle du jeu : préférant entretenir les rumeurs, aucune photo ou vidéo de son travail n’est autorisée ni ne circule.

 

The Dentist de Nikima Jagudajev p. Dorothée Thébert

 

Si le titre semble nous donner rendez-vous avec un professionnel de la santé buccale, The Dentist n’est pas une consultation. La performance a commencé sans prévenir, dure un peu plus de quatre heures et il est évidemment permis voire conseillé de sortir. Colonisant de ci de là le deuxième étage du centre d’art, les objets sont autant d’interactions possible dans le script nébuleux et ouvert de la chorégraphie : bières à consommer, poubelle urbaine pour recycler les bouteilles, serviettes brodées aux motifs grecs, montagne de fruits aux couleurs choisies (camaïeux d’orange, jaune et rose) sabres pour les découper ou jouer IRL à Fruit Ninja, tente “2 secondes” pour se reposer, projection d’un économiseur d’écran en forme de mer numérique à contempler. Dans les regards complice des neuf performeurs qui se fondent parmis les visiteurs, à tout moment on sentira qu’un événement est sur le point d’arriver. Mais il n’y aura pas de grand “spectacle”. Plutôt, une accumulation de micro-danses, d’injonctions, d’invitations, de conversations, de chewing-gum collés sur les murs et de pastèque qui explose au sol.

Nikima Jagudajev sait jongler avec les fruits comme avec la phobie contemporaine de rater quelque chose d’important, doublé du désir irrésistible de vouloir capter “l'instant”. Alors, on se dira qu’entre Maria Hassabi qui étire le temps, Nikima Jagudajev qui détourne l’attention et Adriano Wilfert Jensen qui hante les salles à fleur de peau, les trois performances posent ensemble à la scène contemporaine une même question : peut-on arriver à se détacher de l'événementialisation constante de nos existences ?

 

> Avalanche #5 à proximité a eut lieu les 2 et 3 mai au Centre d’Art Contemporain de Genève ; Together de Maria Hassabi le 2 juin au Palazzo delle Esposizioni de Rome, italie ; Feelings de Adriano Wilfert Jensen le 15 août dans le cadre de SAAL Biennale de Tallinn, Estonie

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