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Vous êtes docteure en philosophie, mais aussi dramaturge. Comment ces pratiques se nourrissent-elles l’une de l’autre ?

J’ai toujours été dans ces deux champs, c’est toute l’histoire de mon parcours. Beaucoup de mes enseignants me l’ont reproché car ils considéraient que ça me détournait de la voie. J’ai eu la chance de rencontrer Bertrand Ogilvie, qui deviendra l’un de mes deux directeurs de thèse. Lui pensait, à l’inverse, que si « j’étais si bonne philosophe », c’était justement parce que j’avais un pied ailleurs. Tout ce que j’ai fait en philosophie est lié à cette approche dramaturgique qui consiste à insister le regard à l’endroit où l’on dit « circulez, il n’y a rien à voir ». J’étends la durée d’observation d’une scène jugée achevée. Mon travail de thèse était d’insister sur les après des mobilisations, comme, par exemple, après l’occupation de la place Syntagma en Grèce. La dramaturgie a formé une méthode philosophique : remettre en mouvement ce qui est diagnostiqué comme un échec.

 

Comment vous est venue l’envie d’aller à la rencontre des populations marginalisées et de travailler depuis des espaces qu’on nous dissuade de regarder ?

Ce n’est pas pour rien que les enfants sont devenus des compagnons d’écriture, car c’est enfant que j’ai commencé à regarder à côté. J’ai progressivement réalisé qu’on ne nous racontait pas le monde comme il le faudrait, parce qu’on rate quantité d’histoires. J’ai eu envie d’aller à la rencontre de ces histoires. On adore faire des sujets sur les minorités mais c’est toujours depuis une position de surplomb. Comment les rencontrer au mieux ? Je crois : en entendant les acteurs et actrices de ces histoires à l’endroit où ils sont acteurs et pas que victimes. Et en collectant les récits. C’est ce que je fais grâce au collectif Kom.post, que j’ai créé en 2009 avec Laurie Bellanca. Avec le projet La Fabrique du Commun, on découvre des territoires par les histoires des habitants et habitantes, notamment celles exclues de l’histoire nationale. Ces rencontres sont une joie immense pour moi. C’est puissant, renversant.  

 

Vous avez notamment travaillé avec des associations dans ladite « jungle » de Calais et plus récemment à Lesbos. Au-delà de la réductrice « crise des migrants », quelles formes d’intelligence sociale et politique observe-t-on dans ces lieux frontaliers ?

Si je suis allée à Calais, c’est parce que la migration était l’un des sujets du séminaire « L’autre Europe, l’Europe des autres », mené avec Etienne Tassin, mon autre directeur de thèse. Alors qu’on allait commencer notre cours en janvier 2016, on s’est senti incapable d’en parler depuis notre amphi, alors que, pas si loin, le démantèlement de ladite « jungle » était annoncé. Il fallait se déplacer là-bas. Accueillis par ces personnes exilées, nous avons entendu leurs récits et nous avons vu ce qu’ils étaient capables d’inventer comme ville à l’intérieur de la jungle, comme puissance de vie, comme joie et comme histoires qui rendent puissance à ceux qui les portent, comme à nous tous.

À Lesbos aussi, les exilés que j’ai pu rencontrer ne font pas que survivre dans le désastre : ils créent de l’intelligence politique. La première fois que j’y suis allée, en novembre 2019, le camp de Moria à Mytilène existait toujours [le camp a été détruit dans un incendie en septembre 2020 et remplacé par une véritable prison à ciel ouvert – Nda]. La directrice de l’Institut français d’Athènes, Muriel Piquet-Viaux, avait décidé de ne pas faire La Nuit des Idées (dont le thème était « Vivre ensemble ») qu’à Athènes mais aussi à Mytilène et m’a confié la dramaturgie de cet événement, en sachant que j’allais inviter les concernés. Grâce à Electre Mauche, une militante parlant couramment arabe et travaillant à l’Institut français, j’ai pu entrer en lien avec les représentants des communautés dans le camp, notamment Diego de la communauté congolaise, et Mariam, de la communauté afghane. Ils m’ont raconté comme le camp s’organisait et surtout, comment s’organisaient leurs vies à l’intérieur. Il y avait des représentants, un consulat élu dans chaque communauté, avec des roulements. C’était une intelligence politique de la mondialité – et non de la globalisation – qui montrait ce qu’est faire monde à l’endroit de l’immonde. Pour La Nuit des Idées, on a réussi à faire venir plein de gens de Moria, c’était magnifique. Une chorale interculturelle ouvrait : petits de Mytilène et petits syriens, afghans chantaient ensembles. Il y avait toutes les mamans dans le théâtre municipal de Mytilène, les femmes étaient tellement belles ! Il y a eu une discussion sur le vivre ensemble et les paroles de Mariam et de Diego ont scié tout le monde. La nuit a eu lieu en janvier 2020, juste avant la crise sanitaire. Au même moment, le gouvernement de Neo Democratia commençait à faire le nettoyage dans les îles. Il y avait ce projet – devenu effectif à Samos, Kos et Evros – de fermer les camps et de transformer les îles en prisons. Sur le théâtre municipal, il y avait de grandes banderoles où était inscrit « Rendez-nous nos îles ». On pourrait n’entendre là qu’une parole anti-migrante, mais c’était plus complexe. Si pour certains habitants il y avait de ça, d’autres voulaient dire : « rendez-nous nos îles telles qu’on les aime, mélangées, et ne les changez pas en prison ».  On a essayé de porter cette parole-là et c’est en allant à l’écoute des gens sur le terrain que cela se fait. Je ne suis pas arrivée avec mon récit de la situation, j’ai d’abord écouté.

 

Vos propositions dramaturgiques visent à modifier les conditions de perception de « l’action » (drama) et surtout des « acteurs ».  

Oui, et c’est tout particulièrement le cas avec le projet La Fabrique du commun. Pour les fabriques de Carthagène, Bogota et Barranquilla, j’ai passé un an en Colombie. À Carthagène, le rendu final – une forme entre performance et conversation – a pris place dans le cadre d’un grand festival où beaucoup de grands noms de la philosophie et des sciences humaines étaient invités. L’enjeu est d’y convier aussi celles et ceux qui ne sont jamais invités afin qu’une parole considérée comme « basse » soit placée dans un cadre attentionné.

La fabrique commence toujours par un montage visuel et sonore composé à partir des histoires collectées en amont, de textes que j’écris pour tisser les différentes paroles et d’images associées à la recherche de terrain afin d'immerger les participants dans une parole commune. Ensuite, on invite les gens à s’assoir à des tables de cinq ou six, composées au préalable afin de mettre côte-à-côte des personnes qui ne se rencontrent jamais dans le quotidien. Par exemple, le grand historien du conflit colombien à côté d’un jeune catégorisé comme « délinquant des périphéries » qui, du coup, n’avait encore jamais mis les pieds dans le centre de Carthagène, ni vu la mer, de peur de se faire arrêter. S’il est venu, cette fois, c’est qu’il savait que le cadre prendrait soin de sa parole, celle qui le sort de la catégorie où on l’assigne, celle qui le présente comme étant aussi un acteur des résolutions des marques du conflit : il avait, par exemple, créé un espace et des cours de break dance pour que les jeunes s’affrontent par la danse plutôt qu’au couteau. C’est ce qu’il allait partager à sa table dans le second temps de la fabrique où, après l’immersion sonore, les participants « rebondissent » sur ce qu’ils ont entendu et conversent.

Chacun est là, non pour assister à la performance qu’on fait depuis leur parole, mais pour la porter soi-même, à sa table. Depuis la régie, et grâce au micro disposé sur chaque table, nous, artistes de Kom.post, entendons les conversations, retranscrivons des extraits que nous projetons sur les écrans en quasi direct. C’est à la fois une conversation à 5 et à 80. À Carthagène, tout le monde était venu avec cette joie d’être enfin entendu dans « ce que je fais » et non pas dans « ce que vous avez décidé que je suis car je vis là ». C’est une manière de changer qui a la parole et pourquoi.

 

En inscrivant ces paroles invisibilisées dans le cadre d’une institution – un Institut français ou un théâtre – ne risque-t-on pas de les confisquer à nouveau, malgré soi ?

Si on n’invite pas ces paroles et ces acteurs dans l’institution – où le public est varié, fait de gens qui n’entendraient jamais ces histoires autrement que dans la narration médiatique – on risque à l’inverse de limiter la portée du propos. Il ne faut pas négliger cela si l’on veut que la lutte soit commune. Comment est-ce qu’on vient occuper les espaces normalement réservés à un certain type de parole ? Au Théâtre Nanterre-Amandiers, en parallèle des représentations de la pièce Violences de Léa Drouet dont je suis dramaturge, on a invité Fatima Ouassak, fondatrice du Front de Mères et autrice de La Puissance des mères ; un collectif de mamans issues de l’immigration, Les Mamans des Pablo, qui encourage d’autres mamans issues de l’immigration à se sentir légitimes de mettre le nez dans l’école de leurs enfants, et Selma Benkhelifa, l’avocate de la famille de Mawda Shawri [Kurde de 2 ans tuée par un policier en 2018 suite à un contrôle de la camionnette à bord de laquelle sa famille tentait de passer au Royaume-Uni – Nda]. Nous avons fait en sorte que ces personnes ne soient pas juste représentées dans notre mise en scène, mais qu’elles (se) racontent aussi depuis leur endroit. Ces extensions sont importantes.

Aujourd’hui tout se rigidifie autour de la question, aussi juste que compliquée, de savoir qui a le droit de parler de quoi. Notre force est dans les alliances qui permettent de créer, ensemble, de nouvelles fables communes pour le présent. Sur le terrain des migrations, ce qu’il m’importe de ramener ce ne sont pas « les fables pour les pauvres migrants » faites par moi, mais des récits communs, qui nous interrogent en commun. Je décide de rester dans l’institution, parmi d’autres lieux, car ces personnes exilées disent avoir marre d’être toujours appelées à parler dans des squats dégueulasses et d’être ramenées à une existence dans laquelle ils sont contraints d’être. Par les outils qui sont les miens, la philosophie et la dramaturgie, comment est-ce que je peux aider à mettre ces paroles à la hauteur de ce qu’elles sont dans de beaux lieux, dans leur puissance ? Tordre les institutions par le milieu : c’est très deleuzien mais ça compte beaucoup pour moi. C’est en occupant les espaces de représentations qu’on peut les fissurer pour faire place à autre chose. Sinon, on a nos médias « alternatifs », mais ce sont nos outils entre nous, entre convaincus. L’enjeu, c’est de rapprocher l’histoire de Mawda non d’une Camille Louis ou d’une Selma Benkhelifa, les déjà engagées, mais de gens comme... mes parents. Rapprocher des distances.

 

Dans La conspiration des enfants, votre premier livre, vous vous êtes intéressée au point de vue des enfants. Pourquoi ? A-t-il une force particulière ?

Ce n’est pas un livre sur les enfants, c’est un livre qui regarde depuis l’enfance. Je voulais reprendre ma thèse mais j’étais incapable d’écrire à nouveau dans ce registre-là, de m’adresser aux mêmes que moi. Mon travail de dramaturgie est devenu mon outil d’écriture. Comment regarder différemment ces « après » des temps forts politiques ? Mais je devais incarner ces histoires quelque part. Alors que le feu ravage une partie de la Grèce au moment où je démarre l’écriture, je pense à la mise en scène du feu de Notre-Dame de Paris et ce qu’on n’a pas vu : ce plomb dont on a tu les effets qui, relâché, intoxiquait les enfants. Je me suis demandé : où sont les enfants ? Quand on parle d’eux, on parle pour eux mais sans eux. Qu’est-ce qu’ils voient depuis ces cendres qui leur tombent dessus et les font tousser ? La toux pour moi, c’est une manifestation d’un réel irrespirable mais aussi une forme d’appel : « vous ne pouvez pas nous oublier. On persiste. On tousse ». Si on se met à écouter ces toux, qu’est-ce qu’elles racontent ? C’est devenu comme une envie permanente de regarder de biais vers les à côté où l’on trouve de possibles énonciateurs en ceux à qui on ne donne pas la parole. Enfant, du latin infans : celui qui ne parle pas. Je n’ai pas voulu donner la parole aux enfants car ce serait prétentieux, mais j’ai voulu faire des fictions d’enfants qui conjuguent cette manière de tousser – une manière d’émettre des sons sans passer par le bon discours – et de raconter autrement.

 

Dans La conspiration des enfants, vous écrivez : « Les cendres sont moins ce qu’il faut déblayer que ce qu’il convient d’apporter aux sols abimés afin qu’ils puissent à nouveau accueillir des cultures génératrices de nouveau ». Cette phrase est-elle une métaphore de votre approche ?  

Cette phrase raconte le livre, oui. On déteste le cassé, la maladie, ce qui marque la destruction.  Alors on va balayer les cendres, les mettre de côté. Elles sont encore là, mais enlevées de la route principale. On va créer des choses qui luttent contre la maladie et on ne s’interroge pas sur ce qui s’invente parfois avec la maladie. Récemment, au sein d’un journée organisée par Peggy Pierrot, invitée dans notre festival 10 days 4 ideas à la Bellone, j’ai rencontré des gens diagnostiqués de sclérose en plaque et de la maladie de Huntington. Chacun essayait de montrer que ce n’est pas une « maladie » mais une différence. Certes, cela handicape par rapport à la manière dont nos sociétés sont construites, mais cette manière est-elle si porteuse de vie ? Par exemple, la rapidité, le béton, et toutes ces choses qui sont violentes et nous font mal. Ce qui est nommé « maladie » est parfois et surtout une manière d’exister ajustée différemment. Les enfants malades nous racontent où sont les sentiers différents possibles. Plus que les héritiers de l’histoire, ils sont surtout porteurs de mémoire. Par exemple, celle des cendres déversées sur un terrain favorisent l’arrivée de l’eau est présente dans un conte grec comme dans une légende des autochtones d’Amazonie. Ce qu’on a diagnostiqué comme porteur de l’arrêt peut, selon le visage qu’on lui donne, être créateur de vie.

Quand on a créé Kom.post avec Laurie, on voulait sortir de la posture blasée du « tout a déjà été fait » qui semblait propre à « notre » génération dite du post (post post…) moderne. Nous étions enfermés dans la catégorie de ceux venant « après les grands récits », « après les grandes utopies » comme si tout était fini. Je l’ai dit, je crois que les après c’est autre chose que les arrêts. Toute génération est bien l’après d’une autre alors la nôtre : qu’est-ce qu'elle fait de son après ? Quand j’ai expliqué ça à Laurie, elle a pensé au compost biologique. Sa définition : avec ce qu’on a diagnostiqué comme déchet, faire des micro-organismes actifs. J’ai adoré… Kom.post est né et avec, une méthode, une manière de regarder le monde qui laisse croire qu’il y a encore des débuts à espérer.

 

 

Propos recueillis par Marie-Soizic Fraboulet

 

> La Conspiration des enfants de Camille Louis, Presses universitaires de France, octobre 2021

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