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Avec Going Wrong, réalisée pour le Salon de Montrouge, Charlie Aubry attise la curiosité du spectateur tout en le maintenant toujours à distance. Son installation se déploie sur deux espaces, disposés l’un sur l’autre, jonchés de vaisselles et de linges, sous une lumière néon clignotante. De temps à autre, l’ensemble subit quelques secousses ; un tremblement engendré par un programme informatique original et indépendant. Depuis l’espace supérieur, aux allures de chambre d’étudiant, une fuite d’eau inonde l’espace inférieur, précaire et insalubre. Cette rencontre, entre partition minutieuse et désordre apparemment spontané, traverse les œuvres de l’artiste, où la figure humaine disparaît.

 

Vos œuvres regroupent des objets personnels ou trouvés qui  deviennent les seuls acteurs de scénettes animées par un programme informatique. Comment élaborez-vous vos installations ?

Ma réflexion se poursuit en permanence, en arrière plan. Il n’y a pas vraiment de protocole. Par exemple, tout à l’heure, j’ai pris la photo d’une sculpture d’un homme tuant un ours. Pendant que nous parlons, c’est en train de faire son chemin dans mon esprit et cela resurgira peut-être. Je fais des constats en images sur le monde ou sur une histoire personnelle.

Je prends et je remets, c’est comme la vitrine d’un moment précis. À Montrouge, sur le muret blanc qui fait partie de mon installation, il y a un bob, un téléphone qui charge, un verre de café. Ce sont des objets qui m’appartiennent mais aussi des agencements que j’ai déjà vus, dans les gares par exemple. Cela raconte quelque chose de fort et d’universel. Je viens du monde du design, les objets me parlent, ils ont tous une histoire.

Généralement, soit c’est une pièce que je fais à l’atelier, soit l’œuvre est faite sur place. Going Wrong prenait une autre ampleur dans mon atelier ; le plafond est bas, alors que dans un white cube, cela change tout. Pour moi, l’espace d’exposition est un espace de tous les possibles. De plus en plus, j’imagine des décors dans lesquels il peut se passer des choses. Peut-être que j’arriverai à assembler tout cela un jour ! Pour le moment, je n’imagine pas le public acteur dedans, mais j’aimerais beaucoup faire des choses in situ. Mon rêve serait de réussir à faire une pièce de théâtre ou de danse uniquement pour objets.

 

Au-delà du « constat », quelle place laissez-vous à l’interprétation des spectateurs ?

Je n’essaie pas d’orienter l’interprétation, mais si on en discute, je leur explique mon point de vue. Au Salon de Montrouge, il y a des personnes qui évoquaient des tremblements de terre, des cataclysmes ou des bombardements en regardant mon travail. C’est délicat de parler de bombardements : je n’ai pas envie de profiter d’actualités horribles dans lesquelles je ne suis pas impliqué. Il y a un également une scénographie, il y a des poids et des principes d’équerres généralement disposées derrière les murs de théâtre. Le visiteur peut donc se projeter dans un environnement théâtral ou cinématographique. Des fois l’installation vibre, c’est le côté “Walt Disney” de la pièce, il est ainsi possible de se détourner du sujet si on ne veut pas voir le côté négatif. C’est cette ambiguïté qui m’intéresse. Les œuvres autour de la mienne sont relativement clean, j’espère que cela pose des questions.

 

Charlie Aubry, Going Wrong, 2019. p. D. R. 

 

Un certain nombre de vos pièces rappellent les démarches de Fluxus, en particulier celles qui convoquent la forme du happening : on peut évoquer le quotidien, l’aspect « désorganisé » et la question du Do It Yourself. Dans quelle mesure vous sentez-vous proche de ce mouvement ? 

Je relis le mouvement Fluxus au développement du design. Ils sont arrivés sur la scène artistique avec l’idée de s’emparer du quotidien comme art, le travailler ou juste en prendre certains instants, pour sortir l’œuvre de sa dimension commerciale. Aujourd’hui, j’ai du mal à me retrouver dans la scène parisienne de l’art contemporain. À l’École des beaux-arts de Toulouse, on nous demandait continuellement d’argumenter nos choix et nos positions. Je pense que c’est bien de s’en libérer, mais depuis que je suis à Paris, je sens que beaucoup d’œuvres sont des recherches purement formelles. Ce n’est pas un jugement de valeur. J’aimerais parfois me contraindre à ce marché-là, en comprendre les codes et en jouer.

Il existe deux vitesses pour les artistes : ceux qui peuvent produire parce qu’ils ont l’espace et le temps, et ceux qui sont limités à leur week-end, parce qu’ils ont un job alimentaire la semaine. Certains ont la chance d’évoluer dans un milieu qui leur permet de ne pas être dans le besoin, d’avoir un réseau, et forcement les choses vont plus vite quand on peut se consacrer pleinement à sa pratique.

 

Votre travail semble intrinsèquement lié à la question de l’événement, à  la fois par son aspect spectaculaire et ses évocations théâtrales que vous évoquiez, mais également par la fascination technique qu’apporte la programmation informatique. En quoi cette notion permet-elle de l’éclairer ?

Dans mon travail, la notion d’événement est associée à la musique qui, elle, est liée à l’idée de déambulation. C’est notamment le cas dans la musique classique, souvent construite à travers des questions/réponses entre les instruments. Je parle aussi de musique quand il y a une partition lumineuse car j’entends du son, un ensemble sonore. J’ai été fasciné par la notion de conduite et de filage dans le théâtre ou en danse, que j’ai découverte dans le monde du spectacle vivant. La conduite est une sorte de scénario incluant tous les événements techniques, son, lumières, etc… Lors des filages accélérés, il y a une musicalité dans les effets générés, ils se déroulent à toute vitesse afin de contrôler si tout fonctionne correctement.

À Montrouge, quand mon installation clignote, c’est pour amener du réel. Lorsqu’il y a de la lumière, il y a plus de vie, et en même temps c’est de l’ordre de la fiction. La pièce aurait un impact plus sordide sans les clignotements, mais le coté “attraction” la rend aussi plus terrible. De plus, avec la lumière, le son et le tremblement, le côté spectacle est indéniable et l’œuvre est lisible par les petits comme par les grands. Ils peuvent s’inventer davantage d’histoires, même si cela efface une partie du discours.

Le design d’interaction m’intéresse par ailleurs, car pour chaque œuvre j’invente un nouveau langage. Pour créer leurs programmes, je pars d’une page blanche et je code de A à Z. Chacun à ses particularités, et je ne peux pas souvent les réutiliser. Ces interactions, on ne les voit pas, elles sont au niveau de la partition qui change et évolue par elle-même. Going Wrong est également une œuvre sonore avec une partition, un programme pour piloter les lumières et les vibrations. Je décide quand le néon influe sur la lampe, ou quand la lampe devient maîtresse des autres. La partition se compose de dix cycles qui s’influencent continuellement les uns les autres, elle vit seule.

 

Charlie Aubry, SPOONLOOP, 2018. p. D. R. 

 

Ceci nous amène à évoquer la question du cyborg et des technologies, envisagées comme des extensions de l’homme ou autonomes. Cet imaginaire a-t-il un impact sur votre démarche ?

Tout ce qui est lié à la cybernétique m’intéresse, j’ai lu le Cyborg Manifesto de Donna Haraway, et j’apprécie le travail de l’artiste et musicienne expérimentale Laurie Anderson. Ma recherche sur la programmation fait écho à cette intelligence artificielle. C’est ce que j’imagine pour mes objets, même si c’est une fiction.

Si le cyborg devient une réalité, cela engendrera plus d’inégalités. Il y aura les gens normaux, les plus pauvres, et ceux qui auront des technologies intégrées. La technologie est très paradoxale. C’est un gadget de consommation. Elle crée de nouveaux besoins parce que nous l’utilisons ainsi, mais elle peut aussi soigner et améliorer le quotidien. Aujourd’hui, nous sommes en train de développer des ordinateurs avec de l’ADN intégré. Ils dépasseront le langage binaire en apportant plusieurs possibilités, dont le « peut-être ». Ce « peut-être » est une révolution dans le monde informatique. Il ouvre les portes à des formes d’intelligences qui nous mèneront progressivement jusqu’au cyborg.

 

Propos recueillis par Ana Bordenave et Cassandre Langlois

 

> Le Salon de Montrouge est ouvert jusqu’au 22 mai

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