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Twitter a coupé la chique de Donald Trump le 9 janvier dernier. Autrement dit, une entreprise privée a le pouvoir de réguler la parole du président du pays le « plus puissant du monde ». Ce, sans besoin de se justifier outre-mesure. Les géants d’Internet réalisent donc le miracle libéral : un marché totalement affranchi de la puissance publique qui pousse le vice jusqu’à lui dicter ses lois. « Le pouvoir politique a abdiqué face à la technologie […] Les États partagent avec les entreprises une double obsession : la prédiction des comportements et l’automatisation – le graal suprême étant l’automatisation de la prédiction des comportements dans une société de la vigilance », nous expliquait le journaliste Olivier Tesquet1 quelques mois avant le début de la crise sanitaire. Vingt ans plus tôt, dès les années 2000, le juriste américain Lawrence Lessig alertait sur les dérives autoritaires de la programmation informatique et invitait à s’en approprier les logiques dans un article intitulé Code is Law. C’est sous le même titre que les commissaires Carine Le Mallet et Jean-Luc Soret invitent une dizaine d’artistes à défier l’implacabilité du langage logiciel. La création artistique, qui revendique son « inutilité », est-elle capable d’échapper au déterminisme algorithmique ?

 

Le fétichisme de l’algorithme

Selon Lessig, le code informatique repose sur une succession de choix humains, et donc politiques. L’occasion pour Claire Williams de mettre cette hypothèse à l’épreuve, en débarrassant ses œuvres de toute intervention humaine. Ses Spectrogrammes, qui prennent la forme de tapisseries piquées de points noirs et blancs, résultent d’une chaîne de traductions automatisées qui relie des signaux électromagnétiques enregistrés aux coins des rues et dans les forêts à une machine à tricoter. Par la « sainte » opération du code, qui traduit les sons en pixels, voilà que s’incarnent des formes de vie fantasmées, fantômes ou extra-terrestres, mêlées au spectacle désenchanté des chaînes de production ouvrière. L’homme-machine, qui est l’un des avatars de l’idéologie capitaliste, n’a pas attendu la Silicon Valley pour s’imposer comme modèle. Certains artistes interrogent plus précisément la complicité, consciente ou non, des individus-utilisateurs avec l’intelligence artificielle, voire leur asservissement volontaire à la « tyrannie » des algorithmes. Le projet AMI élaboré de 2003 à 2005 par Natalia De Mello, par exemple, s’offre comme un compagnon domestique de type « Tamagotchi » humain. Ce « gadget » humanoïde se fait « homme de garde » grâce à un détecteur de mouvement intégré, il peut obéir aux ordres, communiquer, ne pas bouger. On peut le réprimander ou le récompenser. Le tout en appuyant sur certaines parties de son corps athlétique, comme nous le détaille une planche explicative à échelle 1 dont l’esthétique rappelle les heures sombres des théories racialistes de l’Europe coloniale. La machine libérera les humains du travail nous avait-on promis, les progrès de la robotique autoriseraient désormais à jouir d’un esclave empathique sans s’inquiéter de violer les « droits de l’homme ». Un petit livret nous informe qu’AMI a été modélisé à partir des parties du corps de spectateurs qui fournissent allègrement leurs données lors de soirées performances. Voilà que la « société du spectacle » perçue par Guy Debord comme le paroxysme de l’emprise des marchandises sur nos vies colonise les nouveaux territoires : les algorithmes reproduisent les mécaniques du vivant, le « sujet-consommateur » mute en sujet-marchandise.

Claire Williams, Spectrogrammes © Jean-Christophe Lett

Sous le fard ludique, c’est toute une industrie que les « utilisateurs » nourrissent et accréditent. Taper par exemple « Pourquoi le désir » dans la barre de recherches Google. S’amuser des propositions de cet oracle numérique – « est insatiable » / « fait souffrir » / « disparaît » – puis cliquer sur le bouton « J’ai de la chance » paraît inoffensif. Or, nos interrogations les plus triviales comme les plus existentielles deviennent des ressources exploitables à des fins publicitaires ou politiques. Là où la trace numérique se soustrait aux regards une fois la recherche effectuée, François de Coninck et Damien de Lepeleire reproduisent à la main des captures d’écran, figeant les pistes de recherches proposées automatiquement comme une aura imparfaite greffée à l’esprit humain. Avec leurs aquarelles qui se réapproprient cet algorithme de Google, les deux artistes épinglent au passage toute l’absurdité qu’il y a à confier à un code nos doutes intimes.

 

Vieux rêves, nouvelles formes

La stratégie du détournement continue d’apparaître comme une solution pour subvertir la rationalité informatique. Et une manière pour certains artistes d’affirmer la nécessité de l’être humain face à sa créature. Les paysages telluriques et marins d’Eric Vernes sont générés à partir d’une image qu’évoquait l’écrivain technocritique Paul Virilio comme fondatrice de sa pensée – les bombardements au large de Nantes pendant la Seconde guerre mondiale – et se modifient au gré des mouvements du spectateur qui regarde l’écran sur lequel ils apparaissent. Ils évoluent à la manière des flashes lumineux qui persistent sous des paupières closes. L’œuvre dépasse la problématique de la fusion homme-machine : elle s’offre davantage comme une possibilité de faire converger des imaginaires, stimulés par la présence matérielle des corps. Si « le code et la loi », alors celui censé déterminer le vivant – l’ADN – peut démasquer l’imposture idéologique de la suprématie de l’être humain sur les autres espèces. En associant deux séquences génétiques, celle d’une mauvaise herbe et celle d’un humain, à des notes de musique, Antoine Bertin donne à entendre « la nature symbiotique de notre relation au monde végétal ». Il compose des partitions – l’une correspondant à la plante, l’autre à l’humain – inscrites sur du papier perforé, qu’un piano mécanique joue simultanément. Chacune des portions d’ADN qui président aux fonctions primaires de l’organisme (respirer, manger, dormir, se reproduire…) s’épousent jusqu’à fusionner avec harmonie, les plantes et les humains ayant en commun 60 % de leur matériel génétique, comme le souligne l’artiste.

Le code, informatique ou non, se fait le révélateur d’une obsession très humaine, celle de dépasser sa condition. Les Jeux sisyphéens développés par Alex Verhaest, « conçus pour maintenir le joueur au même endroit sans aucune évolution », mettent constamment en échec les attentes du spectateur-joueur, fixé devant un décor d’arcade où de micromouvements recommencent éternellement sans qu’il ne puisse rien y changer. Une leçon mythologique et existentielle indépassable que la complainte d’un tas de tronc sciés rassemblés dans la cour nue du Centre Wallonie Bruxelles prolonge. Antoine Bertin s’est procuré les mesures effectuées par la plateforme Global Forest Watch sur la déforestation mondiale depuis 2001 jusqu’à 2019 : à chaque zone géographique correspond un tronc d’arbre, à chaque spécimen abattu une tige métallique frappe le bois. S’il s’agit d’infiltrer les architectures froides et apriori immuables du code pour y insuffler du vivant, cela suppose d’y réhabiliter aussi la mort. Cette instance de régulation suprême que les industriels de la Silicon Valley croient pouvoir annihiler  à leurs fins et dont la pluie continue de clapets qui hante la cour rappelle l'omniprésence.

 

1. Entretien d’Émile Poivet avec Olivier Tesquet à lire sur mouvement.net http://www.mouvement.net/teteatete/entretiens/olivier-tesquet 

 

> Code is Law, jusqu’au 28 février au Centre Wallonie Bruxelles, Paris

Légende image 2 : Natalia de Mello, AMI, mode d’emploi, 2003 © Jean-Christophe Lett

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