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Comment voyez-vous les événements actuels, les faillites, les pénuries alimentaires, qui secouent violement le Liban ?

« En ce moment, je vis un contraste assez fort entre mon installation à Marseille et ce qu’il se passe au Liban. J’ai pris la décision de partir de mon pays en septembre, un mois avant le début des révoltes et jamais je n’aurai imaginé que ça aille aussi vite vers la catastrophe. L’année dernière quand j’ai commencé à travailler en collaboration avec la Maison d’Uzès danse CDCN, à être artiste associée de 2019 à 2022, cela venait à un tournant important dans mon parcours sur les plans artistique et professionnel, mais aussi personnel. Au même moment, la situation au Liban est devenue très critique au niveau économique, social, politique. Continuer au Liban de la même manière que je travaillais auparavant n’étais plus possible. J’ai donc pris la décision de m’installer par ici, et en octobre la révolte à Beyrouth a commencé. Ça a été un moment très fort, parce que je n’avais jamais connu ça : le peuple auquel j’appartiens, je ne l’avais jamais vu si solidaire. Il y a évidemment eu beaucoup de manifestations avant cela, mais cette fois-ci c’était très spécifique, un ras le bol de tout. C’était extrêmement dur de ne pas y être, de, au moins sentir une fois dans ma vie cet espoir-là. Du coup j’ai pris un billet d’avion et je suis repartie, pour quelques jours. Ce moment-là a été très important pour nous tous : se mettre les uns et les unes à côté des autres, avoir les mêmes demandes, la même rage, le même dégout de ces criminels qui nous gouvernent, ce, depuis que je suis née ! En soi, la révolte était un événement. Au bout de quelques mois, on commençait à se rendre compte que c’est une lutte de longue haleine, qui va prendre des années. Ce n’est pas une révolte contre une figure, c’est une révolte contre tout un État, tout un gouvernement, tout un système de corruption, bien ancré et qu’il est très compliqué de déterrer, tellement il est enraciné dans la société libanaise. Puis est arrivé le virus, ce qui a d’un seul coup arrêté ce mouvement mais n’a pas freiné la corruption. En parallèle, j’étais confinée à Marseille, en train de chercher à vivre dans un nouvel endroit, comprendre un autre système et donc aussi d’autres formes d’injustice sociale. Cette création en cours Sérénités était prévue pour une première au mois de juin, qui s’est vue annulée, puis reportée. Mais, avoir toujours en tête ce qui se passe au Liban, me permet de tout relativiser. Une création ça se repousse, ce n’est pas un drame, le confinement en soi n’est pas un drame. Et ce n’est absolument pas « la guerre » ! Aujourd’hui la situation s’écroule complètement au Liban et je suis en train de témoigner de ça de loin.

 

Cette création en cours s’appelle Sérénités, est-ce une perspective d’apaisement possible ?

« Cette pièce m’informe plus que je ne l’informe. Son processus a été tellement long, non pas parce qu’elle demande que ce soit long, mais parce qu’elle a vécu plein d’événements. Le processus ne fait que s’allonger, la première résidence était en août 2018. Ironiquement, elle s’appelle Sérénités mais cet horizon est très lointain. Actuellement, on recommence à travailler à Charleroi danse nourris par tout ce qui se passe dans le monde. Il y a toujours des choses à prendre en compte, à reconsidérer, c’est d’un côté un exercice magnifique, de l’autre ça fait peur. Ça fait peur parce que la manière de lire les choses, de les percevoir évolue, tout reste en mouvement. Ce qui était prioritaire à un moment donné ne l’est plus aujourd’hui. Dans Sérénités, dès le départ, il y avait une part d’ironie dans le titre : on aspire à cet apaisement, mais ça ne veut pas forcément dire qu’on va le trouver. Cette pièce est elle-même un voyage, une migration à trois corps, qui s’accompagnent, traversent des situations, des moments, des événements. Pour cette résidence de juillet en Belgique, Ghida Hachicho, une des interprètes, n’a pas pu faire le voyage depuis Beyrouth, car les frontières entre le Liban et l’espace Schengen sont fermées, à cause des mesures liées au Covid 19. Donc de la sérénité, en ce moment, il n’y en a pas ! Sauf celle de savoir qu’on a toujours nos corps et nos cerveaux pour réfléchir, essayer, tenter de rendre visible dans le corps tout ce qui nous travaille.

 

Vous dites être partie d’un mouvement oscillatoire très ancré dans le bassin, qui infuse toute cette pièce. Pourquoi ce mouvement, que produit-il dans le corps ?

« Ce mouvement, ou disons cette initiation qui part du bassin, m’accompagne depuis des années. C’est complètement lié à ma manière de bouger. Il déclenche une force, une volonté, une forme de continuité dans le corps. Une impulsion qui fait qu’on peut continuer. Ce n’est pas simplement parce que c’est le centre du corps et ni parce que c’est la partie la plus lourde, en tous cas dans le corps féminin, mais c’est une partie qui contient tous les viscères, qui contient tout ce qui peut être émotionnel, instinctif et cru en nous. J’ai l’impression que mon bassin a tellement travaillé ce mouvement dans différentes formes, dans différentes situations que je n’ai pas besoin de lui donner d’informations, tout provient de lui. Le bassin c’est le noyau, là où l’information commence et se répartit dans le reste du corps. Dans mon travail il y a ces informations très physiques et techniques mais au loin ou au fond, le développement de cette démarche-là tient à une réflexion sur l’économie de l’énergie, sur la manière de faire durer un mouvement dans le temps, sa temporalité, sa tension, ses détails.

 

 « Quelle société va se former à la suite d’une société meurtrière ? » est la question que vous posez avec cette pièce. Au regard de la situation au Liban et de la longue durée du processus de création, est-ce toujours actuel pour vous ?

« Cette question faisait partie de ma première note d’intention pour ce projet. Mais cela a changé. Disons que je ne peux pas penser à cette question parce qu’on est toujours dans cette société meurtrière de multiples façons, tant au niveau économique, qu’avec les guerres physiques. Lorsque j’ai écrit cette note d’intention, à l’automne 2017, on n’était pas non plus dans l’après mais j’avais besoin d’y réfléchir. Aujourd’hui, cette pièce m’oblige à rester dans un état présent et c’est pour ça qu’elle est tout le temps en mouvement. Cette migration, c’est quelque chose qui ne s’arrête pas, on ne sait ni vers où, ni vers quoi on va arriver. Je ne fais qu’un état des lieux de nos corps aujourd’hui.

 

La violence meurtrière que vous observez sur les corps humains, s’applique-t-elle aussi sur le vivant ?

« Je ne m’intéresse pas directement à cette question dans mon travail, ou du moins pas d’une manière directe. Pour moi tout ce qu’on vit est avant tout lié à l’économie. Les crises politiques, sociales, écologiques, sont toutes fondées sur des stratégies économiques. Tout tourne autour du capital. Si on regarde tout simplement la situation du virus, comment chaque pays a réagi, c’est clair que l’intérêt principal est la sauvegarde de l’économie avant toute autre chose, tout en sachant qu’elle dégringole. On est dans une ère de fin mais qui peut durer encore très longtemps.

 

Comment Sérénités se relie à votre pièce Mes mains sont plus âgées que moi qui travaillait à rendre visible les intentions physiques de l’acte meurtrier, la brutalité latente dans les corps ?

« C’est drôle que vous me rameniez à cette pièce de 2014, car elle résonne beaucoup avec Sérénités. Dans les deux, on est trois. Mes mains sont plus âgées que moi est très clairement axée sur cette société à laquelle j’appartiens, qui a vécu une guerre civile pendant des années et qui ne s’est jamais sortie de cette guerre-là. Encore une fois sans jamais établir de discours, mais plutôt dans des états de corps à rendre visible. Entre ces deux pièces, il y a eu quatre créations – Il y a longtemps que je n’ai pas été aussi calme (2016), O.T. (2016), To rest on a slope (2017) - où j’avais besoin de faire un travail plus dans l’abstraction. Ensuite j’ai créé Bootlegged (2019), avec le chorégraphe Sud-Africain Boyzie Cekwana. Au centre de notre collaboration, se trouvaient toutes les questions politiques, économiques et sociales de nos deux contextes. Là, avec Sérénités je reviens à des sujets plus lourds par une autre porte. La chose qui persiste, c’est qu’il y a toujours quelque chose de contradictoire dans le mouvement que je travaille. Quelque chose qui peut être à la fois extrêmement violent et extrêmement doux. Mais une violence qu’on ne voit pas, qu’on ressent. C’est un peu la même chose avec Sérénités, ce balancement peut être un mouvement très tendre et peut aller vers des endroits très violents et très agressifs. Ces deux pièces se répondent en quelque sorte. 

 

Pour Sérénités vous utilisez de la musique Jazz assez contemporaine, qu’est-ce qui vous intéresse dans cette énergie-là ?

« Le jazz nous a accompagné pendant tout le processus : de Nina Simone à Miles Davis, en passant par John et Alice Coltrane, Billie Holiday, Don Ayler, Gétatchèw Mèkurya, Sun Ra, le gospel de Mahalia Jackson et beaucoup d’autres encore. Le jazz est pour moi une musique qui prend l’accident et l’utilise, c’est une musique qui porte une charge historiquement enragée. Mais des sources musicales d’autres époques et d’autres géographies nous ont aussi nourris. Lors d’une étape de travail l’année dernière à Uzès, on a utilisé un extrait d’une composition de Charles Mingus. Aujourd’hui, le son de la pièce évolue. Toute cette migration, cette traversée, est accompagnée par un son sourd, étiré dans le temps, en mouvement, qui fait apparaître très subtilement des réminiscences de musiques, de rythmes, de chants. »

 

> Sérénités de Danya Hammoud le 8 septembre à l’Atelier de Paris CDCN (sous réserve)

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