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Lorsque Benoît André, directeur du Théâtre de La Filature à Mulhouse, comprend que les salles de spectacle ne ré-ouvriront pas le 15 décembre, il est à moins d’un mois du lancement du festival Les Vagamondes. Pour le directeur de cette scène nationale, impossible de ne pas honorer le rendez-vous, à plus forte raison dans un territoire particulièrement durement touché par l’épidémie de Covid-19. « En mars 2020, au moment du premier confinement, la première fois que je suis allé faire des courses, j’ai croisé une douzaine d’ambulances en dix minutes de trajet. Mulhouse, c’était ça. » Au pied levé, la décision est prise : le festival aura bien lieu en janvier 2021, dans une édition intégralement diffusée en ligne. « Je soutiens les démarches qui militent pour la réouverture des salles, mais de fait, ma volonté de maintenir les Vagamondes a été matinée par l’expérience de sidération qui a marqué la ville, de même que par le besoin immédiat de la faire vivre culturellement. » La majeure partie des créations programmées sont filmées à La Filature par une équipe de production spécialisée, quelques autres spectacles sont diffusés via des captations réalisées antérieurement, une petite poignée enfin sera annulée. En avril 2020, et faute de pouvoir assurer physiquement le bon déroulement de la saison annoncée, le Phénix de Valenciennes propose aux artistes initialement programmés de diffuser, via des live Facebook, des captations de leurs spectacles. Parmi eux, Loss, pièce écrite et mise en scène par Noëmie Ksicova. Malgré la satisfaction de voir son travail continuer à rencontrer des publics, et la reconnaissance qu'elle a envers le théâtre nordiste pour son soutien continu aux artistes durant la fermeture des salles, la metteure en scène ne peut s'empêcher de s'interroger sur l'incapacité générale du milieu culturel à accepter le vide imposé par la crise sanitaire.

L’illusion d’un film sans auteur

Face au confinement, difficile pour ces lieux à financement public d’investir autrement que par la diffusion numérique le rôle social qu’on leur attribue. Sauf que le spectacle vivant l’est, précisément, et qu’il ne répond ni aux mêmes codes, ni aux mêmes modes de financement que les arts vidéo. « Pour la plupart des spectacles, résume Noëmie Ksicova, ça reste du cinéma sans argent. » Pour César Vayssié, artiste et réalisateur de films pour le spectacle vivant, le contexte de confinement et l’état de désoeuvrement des établissements culturels a surtout mis en évidence un manque général de réflexion sur la manière de filmer le vivant. Les captations basiques, en live et à une ou deux caméras, très peu pour lui. « Je trouve ça bizarre et un peu dangereux vis-à-vis de la notion de spectacle et de théâtre. Il y a cette illusion qu’en ne prenant pas parti, on reproduirait la sensation du spectateur dans la salle, mais bien sûr c’est faux. » Contre ces « films sans auteur » qui ne guideraient pas le regard, et qu’il associe à de la « mauvaise télévision », l’artiste habitué des projets hybrides, entre vidéo et performance, en appelle plutôt à la créativité et à l’innovation.

 

Nina Santes, ARTE en Scène © Elie Girard

 
Une prière qu’Emelie de Jong et José Correira ont bien entendue : après la sidération du premier confinement, les deux responsables de la programmation de spectacles vivants pour la chaîne franco-allemande ARTE ont mis en place la plateforme ARTE en scène. « L’idée était de proposer un lien vivant entre les artistes de la scène et le public. Que la caméra devienne l'œil des spectateurs. » Entre le trailer et le film de création, les 25 séquences de 5 à 7 minutes présentées dans cette première saison esquivent la traditionnelle captation au profit d’une réelle création cinématographique, tout en offrant un panorama sur la création contemporaine, de la circassienne Chloé Moglia au théâtre inter-espèce de Baro d’Evel. Toujours dans le respect d’une même « bible de réalisation » établie par les  réalisateurs Xavier Reim et Elie Girard. Ce dernier résume : « On ne voulait pas que ce soit un appauvrissement des propositions scéniques, mais vraiment un dialogue créatif entre les artistes de scène et les réalisateurs. » Parmi les clauses du cahier des charges, l’importance d’un décor signifiant et directement intégré dans la proposition, un prologue de « préparation » à la performance, un plan fixe, et une très brève interview en guise d'épilogue : « On a appelé ce moment “la sortie des artistes” : l’idée était de rester au plus proche de la sensation qu’on peut avoir en allant dans les salles. Une fois le spectacle terminé, les gens attendent un peu au bar, l’artiste apparaît, démaquillé et sans costume pour échanger quelques mots très informels avec le public. »

Distanciation physique contre inclusion numérique

Mais à vouloir maintenir à tout prix la diffusion des créations de spectacles vivants, ne risque-t-on pas de faire oublier qu’une captation, aussi appliquée soit-elle, n’est pas un spectacle en présence ? Et, à trop vouloir conserver le lien avec les publics, de les attirer vers les écrans plutôt que dans les salles ? Emelie de Jong, co-fondatrice d’ARTE en scène, l’affirme : la démarche n’est pas une menace à la fréquentation effective des salles de spectacles. D’après son expérience au sein d’ARTE, c’est même l’inverse : « Plus les artistes sont vus sur la chaîne, plus les gens ont envie d’aller voir leur spectacle. » Surtout, le passage des salles aux plateformes en ligne déjoue les inégalités territoriales dans l’accès aux salles de spectacles : alors que les théâtres publics se concentrent dans les centres-villes, le confinement lui, prive indistinctement les provinciaux et les urbains, les classes aisées comme les plus modestes, de la possibilité d’assister à des spectacles en salle. Marielle Biehl, enseignante en français et théâtre au lycée Douanier-Rousseau de Laval, n’hésite pas à aller jusqu’à parler d’aubaine pour ses élèves de Mayenne : « En plus d’avoir accès à des captations de meilleure qualité, j’ai aussi pu faire voir des créations récentes à mes élèves et dépoussiérer l’image qu’ils pouvaient avoir du théâtre. Le regain d’intérêt était flagrant, surtout dans les classes générales. » La fermeture des salles de spectacle sèvre finalement moins durement les publics modestes ou ruraux, déjà habituellement privés de l’offre culturelle concentrée dans les métropoles.

Pour une forme autonome

Par un jeu du calendrier, les annulations et reports ont conduit César Vayssié et sa compagnie A_FE à annoncer mi-février la mise en ligne (pour 48 heures seulement) d’un « film-performance ». L’ovni, réalisé à Montévidéo à Marseille, et intitulé Ricorda ti che è film comico ( Souviens-toi que c’est un film comique), opère une mise en abyme de circonstance : tournée à une seule caméra sur pivot placée en milieu de plateau, la performance d’une cinquantaine de minutes saisit avec ironie le vertige d’une bande d’artistes empêchée de créer, le tout livré à travers une écriture filmique que les comédiens réalisent eux-mêmes à vue et à la force du poignet. Ni cut, ni travelling, simplement des jeux de lumières, de son pré-synchronisé, et la chorégraphie des corps pour tisser le scénario de cette œuvre éphémère. Initialement prévue pour être jouée devant un public, avant que le film de la performance ne soit présenté quelques jours plus tard aux mêmes spectateurs, Ricorda ti che è film comico laisse pourtant délibérément voir à l’écran les quelques personnes qui auront tout de même pu assister à la performance. Une façon de rappeler que la version filmée n’est jamais que la mémoire d’un événement passé, dont seuls les spectateurs physiques sont les véritables témoins. Avec cette proposition, César Vayssié réalise à l’écran un manifeste pour l’écriture du spectacle vivant à l’écran : « L'auteur de spectacle vivant doit accepter de confier sa création à un artiste visuel pour qu’il opère à son tour une traduction en image. Ce n’est pas un drame de travestir le théâtre ou la danse. Il faut juste le savoir, et accepter de produire un autre objet issu du vivant pour qu’il ait la même force. »

 

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