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Laissons-nous aller aux montagnes russes. Pardon : belges. On nous excusera cette métaphore triviale. Mais elle paraît consonner plutôt bien avec un Jan Fabre de la démesure, des grands frissons, et immenses éclats de rire. Des grandes ascensions. Comme des sacrées dégringolades. Episode précédent : dans la dernière rentrée parisienne rayonnait l’annonce de la performance de vingt-quatre heures, de Mount Olympus, à la Grande Halle de la Villette.

On s’y rendit (cf. notre article dans le n°92 de Mouvement). On en ressortit assez plombé. Jan Fabre prétendait y embrasser l’héritage de la tragédie antique toute entière. Mais au moment de dépasser Eschyle, Sophocle et Euripide réunis, l’homme de théâtre belge ne parvenait qu’à une surenchère dans la reconduction de ses tics et obsessions. Qui trop embrasse…

C’était d’autant désolant que juste auparavant, la reprise de ses pièces d’origine avait excité les réminiscences de sa dimension visionnaire : C’est du théâtre... (1982), Le pouvoir des folies… (1984). À cette aune, Mount Olympus avait des allures d’essouflement de fin de course. Trois décennies de carrière avaient gagné en graisse, bien plus qu’en acuité.

 

Déchaînement carnavalesque

Fions-nous  à la petite musique des titres. Autant Mount Olympus sonne massif, autant Belgian Rules, Belgium Rules joue d'un rythme léger du paradoxe. Ce nouveau spectacle est un portait amoureux que Jan Fabre tend vers son pays. Absurdistan est l’autre nom qu’il lui donnerait volontiers. Ce pays serait tout entier un théâtre. Petit pays. Déchiré entre communautés irréconciables. Siège de la grande Europe toute entière. Ne tenant que par un corset de règles bureaucratiques paranoïaques, sur fond d’une grande batterie d’images surréalistes. Il y a un filet très serré de règles belges (Belgian Rules). Ainsi parvient à régner la Belgique (Belgium Rules), sur un chaos hétéroclite.

De l’une à l'autre de ces deux figures énonciatrices, on sent d'emblée l'entrée en mouvement – que ne suggérait en rien la pesante affirmation d’un Mount Olympus à gravir. Belgian rules se regarde comme on plonge dans un livre d’images géant (près de quatre heures tout de même, menées sur le rythme de la cavalcade). On s’y désole parfois de ne pas être belge, tant abondent les références à cet héritage culturel.

Mais on en reconnaît déjà assez pour circuler dans les univers de Rubens, Bruegel, jusqu'à Delvaux, Rops ou Magritte ; s’attendrir sur Brel et Adamo. Rebondir de rots de buveurs de bière, en chutes de coureurs cyclistes, pets de mangeurs de frites. Et de chocolat. Le Manneken Pis jaillit par là. Les gueules cassées de la Grande Guerre, et croit-on, le fantôme de Dutroux, rodent aussi. Et encore, et entre autres, éblouit le déchaînement carnavalesque en grand format (quinze interprètes sur scène) des Gilles de Binche, Blancs-moussis de Stavelot, Haguètes de Malmedy, « Voal Jannetten » de Alost, Noirauds de Bruxelles, Fous de Geel, Kasseistamper’s d’Aarschot. Voilà de l'humain béni pour du Jan Fabre, rendu aux puissances d’un surréalisme festif tonitruant, autant que transpercé de références de haute culture.

 

Manger du lion pour défoncer les impasses

Plus Jan Fabre, tu meurs. Cette fois, oui, on peut l’écrire. Du reste, Belgian Rules, Belgium Rules ne renouvelle guère cet art. Parfois on y craint un péril de cabonitage, chez des interprètes devenus fidèles, très, (trop?) fidèles de la célébration de cette esthétique. Le cocktail de transpiration et bière à flots, a ses relents de revenez-y. La miction féminine, debout jambes écartées en front de scène, fait figure obligée, qui inspire la dérision plutôt qu’elle ne choque. Puis c’est avec des habitudes de vieux randonneur-spectateur, qu’on affronte les interminables performances d’épuisement de répétition à l’unisson, de phrases mises en boucles obsessionnelles.

Or, tout transporte dans cette énième mise en branle du théâtre de corps qu’orchestre Fabre. De quel miracle peut-il s'agir ? Peut-être de cet agencement en Janus biface, qui fait s’écraser à jamais la Flandre et la Wallonie l’une contre l'autre. Peut-être du fait que cela frotte alors dans les étincelles de l'absurde. Jaillit une interminable liste de ce qu’il faut savoir, et faire, ou ne pas faire, pour avoir tant de peine à parvenir à être belge ; mais tout autant, et juste après, l’interminable liste des énoncés exactement inverses, qui convainquent qu’il est possible, voire souhaitable, et même plaisant, d’être belge. Comme une ivresse bienfaitrice, de contradictions insolubles.

C’en est drôle à mourir. Et pas que. Cela joue aussi, par petite musique, d’un fond universel. L’exposition de la carte postale, du cliché, accusent la pauvreté localière, folklorique, des usages et des images. Mais la réalité de le vivre – du reste jouée sur scène par des interprètes dont beaucoup n’ont rien de belge – soulève la question de ce qui nous fait, nous identifie, nous attache, nous relie, et permet d’aimer, profondément, sans honte, les saveurs du pays, les couleurs de l’enfance, les joies codifiées d'une fête, les actes rabâchés d’une célébration.

Le paradoxe est magnifique, par lequel Jan Fabre semble avoir mangé du lion pour défoncer les impasses, araser les murs de préjugés, excaver les interdits culturels et politiques, ouvrir à tous des horizons réjouissants, entraînants, alors que, pour ce faire, il en passe par un rapprochement au plus près des détails chéris de son tout petit pays. Ainsi, sa pièce est maîtresse, pour affronter les débats plombés de notre temps, à propos d’on ne sait quelle insécurité culturelle. Cela non sans une ellipse, tout de même : c'est à peine si Molenbeek ou Daech apparaissent furtifs, au détour d'une phrase, dans ce portrait de Belgique cinglée. Rendez-vous au prochain épisode ? On y sera.  

 

> Belgian Rules, Belgium Rules  de Jan Fabre a été présenté les 13 et 14 février au Théâtre de Liège (dans le cadre du festival Pays de danses) ; le 28 mars au Schouwburg Kortrijk, Courtrai ; les 20 et 21 avril au Kaaitheater, Bruxelles

 

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