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En ce mois de commémorations officielles – l’an 30 après la chute du Mur de Berlin et l’an 4 après les attentats de Paris –, la République française pointe deux ennemis : l’un prend les traits de la dictature soviétique, l’autre celui de l’islamisme, tous deux fossoyeurs des valeurs de liberté qui la caractériseraient. C’est dans ce contexte de condamnation unanime des « démons » de l’histoire, censées renforcer la cohésion nationale et la légitimité des démocraties libérales, que s’ouvre la rétrospective consacrée à Éric Baudelaire au Crac Occitanie – la première de cette envergure. L’œuvre qui lui a valu le prestigieux prix Marcel Duchamp, Un film dramatique, ne manque pas à l’appel. La vidéo débute en 2015, dans le collège Dora Maar à Saint-Denis, au Nord de Paris, non loin du Stade de France et de l’appartement où étaient hébergés les auteurs des attentats du 13 novembre. L’artiste a confié à un petit groupe d’élèves le matériel nécessaire pour fabriquer un film, sans scénario préétabli ni ligne directrice particulière, tout juste quelques rendez-vous réguliers entre l’artiste et ses jeunes collaborateurs. Et ce durant quatre ans. De la même manière que la génération précédente a été marquée par le 11 septembre 2001, ces enfants-là doivent faire avec le 13 novembre 2015. « C’est mal qu’il y ait des gens méchants, mais si ça n’existait pas on aurait tous le même sentiment. C’est douloureux de vivre avec que des gens sages, t’es en grand silence, tu bavardes pas du tout, c’est horrible », tente l’un d’eux. Un propos qui pourrait refléter la démarche d’Éric Baudelaire : élaborer des formes polyphoniques quand la voix officielle construit des récits de plus en plus dualistes.

 

 

La bouche des enfants

Au fil de leurs années au collège, les adolescents dionysiens apprivoisent le médium comme un journal intime, chacun à sa manière, ponctué par leurs débats collectifs et traversé par l’actualité – des attentats du 13 novembre aux élections présidentielles en passant par les camps de réfugiés aux portes de Paris. On s’immisce dans le quotidien de ce que les médias ont l’habitude d’appeler « les jeunes de banlieues ». À travers la caméra, ils nous invitent de manière brute et horizontale à partager leur quotidien, à l’ombre de cette capitale à la fois proche et étrangère, au pied de la Tour Pleyel, double déclassé de la Tour Eiffel. On les accompagne dans les couloirs aseptisés de leur collège, à la fenêtre de leur appartement, dans le bus, sur les chemins bétonnés du « 93 », dans leurs sorties scolaires, dans leurs réflexions parfois poétiques et souvent politiques – à propos du racisme, des clichés, du droit d’asile, des « origines », de la colonisation mais aussi de ce qu’est un film. Un territoire prend forme qui n’a rien à voir avec celui, misérabiliste ou criminalisé, qui sature les bulletins d’informations quand il s’agit d’émeutes, d’attentats ou de communautarisme (en particulier pour les spectateurs non-franciliens). Très conscients du pouvoir médiatique et de ces représentations parfois biaisées, les jeunes auteurs s’éloignent des figures d’autorité (aucun adulte n’apparaît dans la version finale) pour assumer leur propre « réalité ». Si Éric Baudelaire et sa monteuse, Claire Atherton, ont gardé la main sur le final cut, ce qui se joue-là relève moins d’un débat sur la figure d’auteur que d’une confiance respective, éprouvée par les membres d’un groupe.

 

Liberté conditionnelle de pensée

Malgré ou grâce à sa formation d’historien et de politologue, Éric Baudelaire garde foi en l’altérité. L’affiche de l’exposition évacue d’ailleurs l’image au profit d’une série de noms de « co-auteurs » : les personnes à la fois sujets, participants et interlocuteurs dans les différents projets de l’artiste. En mettant en écho ses différents films et installations, réalisés entre 2011 et 2019, Faire avec fonctionne comme un orgue qui fait résonner certaines des obsessions qui hantent la société actuelle, française du moins, au premier chef desquelles le « terrorisme ». Cet œuvre en offre, si ce n’est une contre-lecture, du moins, une lecture réfléchie qui met en débat cette notion dont font commerce les autorités. Les Talibans, terroristes ou alliés des États-Unis ? La Fraction Armée Rouge, organisation terroriste ou révolutionnaire ? Le film Also Known As Jihadi, sorti en 2017 et qui retrace le parcours de Abdel Aziz Mekki (le nom est fictif), un Français parti rejoindre le Front al-Nosra en Syrie en 2011, constitue la clef de voûte d’une installation (Après) qui s’étale sur trois salles du centre d’art : « C’est un projet sur le temps présent. […] Un enchevêtrement qui conditionne l’espace de la pensée, un temps dominé par les impératifs de l’urgence. Après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris et Saint-Denis, j’ai ressenti l’urgence de chercher une forme pour penser ce qui était en train de se dérouler », introduit l’artiste avant de rappeler les propos de Manuel Valls, alors Premier ministre : « Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser ».

La vidéo s’accompagne d’un abécédaire ouvert (« A » pour Architecture, « C » pour Commémorer, « E » pour École, « J » pour Justice, etc.) qui redécouvre ces concepts à la lumière d’œuvres préexistantes piochées pour la plupart dans les collections du Centre Pompidou, temple du capital culturel français, avec l’aide de la commissaire Marcella Lista. Des croquis de Le Corbusier dont le projet de cité idéale a donné naissance aux grands ensembles, à Vito Acconci qui se met à la merci d’un parfait inconnu dans la performance Security zone, en passant par les manuels d’Isidore Isou qui plante les bases d’un enseignement axé sur la création et non la productivité, Robert Filliou qui désamorce la sacralité nationaliste des monuments aux morts ou encore Esther Ferrer qui interroge noir sur blanc les Français : « Préférez-vous que la France soit un hexagone ou un triangle équilatéral ? Pourquoi ? Préférez-vous mettre en danger votre identité nationale ou votre produit intérieur brut ? Pourquoi ? » Parmi ce chœur d’œuvres, les vidéos tournées en Super 8 par le Collectif Mohamed en 1980 (Zone immigrée et Ils ont tués Kader) font écho non seulement à Un film dramatique – des jeunes de la « banlieue rouge » s’emparent d’une caméra pour composer leur propre portrait, réfléchissant la violence d’État, les discriminations identitaires et sociales, et le pouvoir des images –, mais aussi à Also Known As Jihadi, dont le point de départ est Vitry-sur-Seine, 30 ans plus tard. Là où a grandi Abdel Aziz.

 

La raison du paysage

La caméra s’attarde sur les rues calmes des lotissements et cités qu’a parcouru le jeune homme pendant 25 ans, avec ces façades uniformes qui barrent le ciel, ces bosquets pétrifiés par le béton, ces manèges de voitures et de bus. Et puis viennent les paysages frontaliers, à cheval sur la Turquie et la Syrie, paradoxalement plus ouverts. Des plans fixes de chambres d’hôtel assoupies, des routes interminables bordées d’une végétation méditerranéenne, quelques détonations. Motifs éternels : les murs de béton. Ici et là, c’est un sentiment de torpeur qui se dégage des ces espaces plus ou moins urbanisés, témoins silencieux d’une existence estampillée djihadiste. Pour toute voix-off, les extraits du dossier d’instruction concernant le « sujet » Abdel Aziz Mekki, appréhendé alors qu’il tentait de fuir en Algérie d’où ses parents son originaires. Ils sont insérés entre chaque tableau à la manière des films muets : expertise psychologique, état des lieux biographiques, écoutes téléphoniques, curriculum vitae… Une œuvre dépassionnée, donc, mais qui laisse percer le paradoxe entre l’adolescent frimeur posant avec des kalachnikov à la mode Instagram et la gravité de la situation géopolitique. « Je trouve que vous me donnez un costume trop large pour moi », conclut Aziz lors de son interrogatoire. Cette confrontation entre les éléments « objectifs » de l’enquête et les paysages – comme cette vitrine de magasin de sport parée du slogan « mon futur m’appartient » où le jeune homme a travaillé comme agent de sécurité – mettent en lumière toute la complexité que certains voudraient cacher derrière le mot « fanatique ».

Eric Baudelaire, L’Anabase de May et Fusako Shigenobu, Masao Adachi, et 27 années sans images, 2011, 70 minutes. p. D. R. 

L’artiste met en pratique la « théorie du paysage » que le réalisateur japonais Masao Adachi, membre de l’Armée Rouge Japonaise, aujourd’hui interdit de quitter l’archipel, a élaboré avec son film AKA Serial Killer en 1969 à partir d’un fait divers a priori inexplicable : le meurtre de quatre personnes par un jeune homme de 19 ans. Six années avant Also Known As Jihadi, Éric Baudelaire signe L’Anabase, son premier projet d’envergure qui retrace le parcours de ce cinéaste, engagé au Liban auprès du Front populaire de libération de la Palestine, organisation marxiste-léniniste considérée comme terroriste par Israël, les États-Unis, l'Australie, le Canada et l'Union européenne. Entre interview en voix off, images d’archives et travelling sur les collines libanaises, se détachent des correspondances : « Combien ce Japon aux paysages magnifiques oppresse l’esprit des gens », « On voulait démontrer que cette image du pouvoir prend la forme du paysage urbain ». Dans les archives des journaux télévisées suite à l’attentat de l’aéroport de Tel-Aviv le 30 mai 1972 – revendiqué par le FPLP – les mêmes expressions : « fanatisme », « sacrifice suprême », « massacre ». Pour Masao Adachi, toute révolution serait criminelle et faire un film équivaut à un acte de propagande par le fait. Reste à savoir quelle violence est légitime. Éric Baudelaire ni n’excuse, ni n’explique mais agence des structures que l’on voudrait nous faire croire irréprochables pour mesurer toute la portée idéologique d’une sémantique. Ses œuvres, réalisées dans un temps long, nécessitent une attention en voie de disparition.

 

> Faire avec, jusqu’au 2 février au CRAC Occitanie, Sète

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