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Un décor bariolé et ampoulé a poussé à l’intérieur de la Fondation Cartier : la surcharge des colonnades et du lustre en cristal est contrebalancée par de petits sièges carrés recouverts de tissus aguayo, l’étoffe traditionnelle des habitants de l’Altiplano. L’architecte bolivien Freddy Mamani a reproduit une salle de bal sur le modèle des édifices « néo andins » dont il a parsemé la ville d’El Alto. Autre ambiance dans la salle opposée : le mur de briques et de béton, pauvre mais alvéolé comme un château de carte, conçu par les architectes paraguayens Solano Benítez et Gloria Cabral s’insère davantage dans l’architecture transparente et épurée de la Fondation. Le point commun entre ces deux propositions ? L’utilisation rigoureuse et répétitive de motifs géométriques comme élément structurel de base. Une ligne esthétique affirmée dès le titre qui donne sa pertinence à une exposition balayant un territoire aussi large et diversifié que l’Amérique latine. Il faut descendre dans le ventre du bâtiment  pour saisir à quel point ce fil conducteur s’avère salvateur dans ce dédale de sculptures, photographies, peintures, tissages et céramiques. En tout : plus de 70 artistes et près de 250 œuvres, depuis l’époque précolombienne jusqu’à aujourd’hui.

Gego, Esfera N°2, 1976, courtesy Fundación Gego / Adagp Paris, 2018. p. Walter Otto

 

Bien évidemment, on y croise des signatures internationales, telles que la Brésilienne Lygia Clark, cofondatrice du mouvement « néo concret ». Mais ce ne sont pas les œuvres les plus radicales qui ont été choisies ici : on peut admirer un spécimen de ses célèbres « Bichos », sorte d’origamis hallucinées en plaques de métal articulées, dont la vocation n’était pas de patienter sur socle et sous verre mais bien d’être manipulés par le spectateur, en accord avec son concept d’ « objet relationnel ». C’est dans la confrontation avec d’autres artistes, moins connus de ce côté-ci de l’Atlantique, que ces œuvres ré-envisagent le continent et lient des pays aux dynamiques parfois opposées. Les mobiles métalliques de Gego – des toiles si fines qu’elles disparaissent presque dans les baies vitrées du rez-de-chaussée –, trouvent leur négatif dans les rideaux de fils libres et bicolores de la Colombienne Olga de Amaral. Leurs dégradés font apparaître dans l’espace, plongé dans le noir, les mêmes figures (triangles et carrés) en volume et en mouvement. On redécouvre la Cubaine Carmen Herrera, vivant à New York, et ses aplats de couleurs minimalistes qui n’ont rien à envier à un Buren, à la lumière du photographe mexicain Lázaro Blanco, qui découpe à la pointe de son objectif des silhouettes géométriques dans les jeux d’ombres des rues. 

Carmen Herrera, 3 Red Triangles, 2016, courtesy de l'artiste et de la Lisson Gallery. p. Adam Reich

 

Décentrer les regards

Géométries Sud a le mérite de dépolariser un certain « ordre culturel mondial », quand l’Histoire de l’art cite à l’envi Mondrian, Kandinsky et Malevitch comme les pères de l’abstraction géométrique. Quand New York et Paris n’en finissent pas de renâcler leurs vieilles concurrences pour le titre de capitale des avant-gardes. La présence des Uruguayens Joaquín Torres García, artiste majeur du constructivisme, et Carmelo Arden Quin, figure de l’art concret et fondateur du mouvement Madí, le rappelle. Même Mamani impose un kitsch qui ne doit apriori rien à l’Entertainment occidental. D’autres centres se dessinent cependant au sein du continent avec une surreprésentation du Brésil, qui a l’avantage d’être le pays le plus grand et le plus peuplé du continent mais aussi le principal partenaire culturel, scientifique et militaire sud-américain de la France, et une destination de prédilection pour son marché du luxe. 

  

Masque Chiriguano-Guarani, Aguero-guero, c.1900, collection Museo del Barro, Asunción. p. Fernando Allen / Facundo de Zuviría, Fray Bentos, Uruguay, 1993. p. de l'artiste

 

Mais l’exposition invite aussi à remettre en question les frontières officielles puisque derrière les motifs, Géométries Sud affirme un lien entre le modernisme sud-américain et les cultures autochtones, des Andes à l’Amazonie en passant par la Terre de Feu. Une tentative convaincante à comparer les motifs triangulaires des façades immortalisées par l’Argentin Facundo de Zuviría à ceux qui ornent un masque guarani ; ou à en voir les peintures corporelles des Kayapós photographiés par l’artiste brésilien Miguel Rio Branco, dont le reste du travail respire habituellement une certaine violence sociale. Géométries Sud se tient à sa ligne esthétique mais peine à se débarrasser tout à fait d’une lecture anthropologisante. On rappelle que la vocation des œuvres des artistes d’origine Ishir Flores Balbuena, Bruno Barrás et Bruno Sánchez, représentant leur mythologie, était « d’illustrer les récits qu’ils livraient aux anthropologues », ou encore que les dessins au feutre de « femmes-artistes » de l’Associação das Comunidades Indígenas da Reserva Kadiwéu ont été réalisés dans le cadre d’un projet pour le Musée ethnologique de Berlin. Freddy Mamani est la seule « vedette » à revendiquer ses origines aymalas, tout en adaptant le concept de Pachamama – une divinité Tiwanaku devenue, en politique, un argument militant pour la décroissance – aux goûts et usages de l'élite économique. Qu’importe, leur présence s’avère précieuse face aux clichés de l’ethnologue italien Guido Boggiani ou du prêtre prussien Martin Gusinde – qui photographia à la fin du XIXe siècle certains hommes Selk’nam. Ces images d’un peuple aujourd’hui disparu et dont le génocide fût reconnu par le Chili en 2003, semblent de nouveau mettre en garde à l’heure où Jair Bolsonaro, tout juste élu à la tête du Brésil, se montre déterminé à ravager la forêt amazonienne dans le mépris le plus total des populations autochtones et donc de la culture du pays. 

  

> Géométries Sud, du Mexique à la Terre de Feu, jusqu’au 24 février à la Fondation Cartier, Paris

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