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Fabrice Melquiot

Ils ont tous les deux neuf ans, vivent dans la même cité, vont à la même école et adorent Shakira. Pas étonnant que Romain et Sabah tombent amoureux. Mais l’air du temps, soufflé par les parents, est plutôt à la méfiance, aux préjugés et à l’intolérance. C’est grâce à leurs identités imaginaires – lui, sur son cheval de bois ; elle, dans la peau d’une Sioux – que la rencontre se produit. Dans Les Séparables de Fabrice Melquiot, à la fois tragédie, conte et fable sociale, le « bien » ne combat pas le « mal », c’est plus compliqué.

  

Les Séparables dresse en filigrane un certain portrait de la société française contemporaine : des classes moyennes / basses, multiethniques, traversées par des tensions identitaires. Comment vous êtes-vous documenté ?

« La pièce est née d’une sorte d’enquête que j’ai réalisé un peu malgré moi dans une école maternelle et primaire – celle de ma fille. Les Séparables a poussé après des mois d’observation et d’immersion dans les réalités de ces enfants mais aussi des parents que je pouvais y croiser. Une pièce apparaît toujours de manière indistincte : c’est d’abord un vrac d’impressions, de sensations, de souvenirs, de lectures… Au fil de petits événements traumatiques, des embryons de situations, quelques répliques, des fantômes de personnages finissent par émerger.

 

Le livre s’ouvre avec une référence directe à Roméo et Juliette. En quoi le genre de la tragédie s’adresse-t-il aux enfants ?

« C’est en commençant à travailler sur la pièce que j’ai fait le rapprochement avec celle de Shakespeare. Roméo et Juliette sont de formidables personnages mais il faut qu’on puisse en proposer des sortes de doubles pour que les enfants puissent les appréhender comme un ou une amie possible. Ça fait 100 ans qu’on fait du théâtre avec et pour les enfants, depuis l’animation théâtrale jusqu’au jour, à partir des années 1970, où l’enfant s’est imposé comme un personnage sur scène. Aujourd’hui, il s’agit d’écrire depuis l’enfance et non pas « pour », de considérer que l’enfance peut être un des cœurs battants de la recherche artistique. Le théâtre français jeunesse n’est pas voué à des univers merveilleux et magiques : on peut confronter les jeunes spectateurs à des réalités sociales qu’ils connaissent, leur offrir un véritable miroir du monde et du temps qu’ils vivent – et ça n’est pas incompatible avec une forme de magie. Il n’y a pas de réel tabou si ce n’est que quand on s’adresse à la jeunesse on ne peut pas imposer une représentation désespérée du monde.

 

Au début de la pièce, vous faites dire à Victor « Pas besoin du Petit Poucet ni du Chaperon Rouge pour savoir que je suis perdu dans la forêt ». Le conte, c’est dépassé ?

« J’aime beaucoup la structure des contes mais en tant qu’écrivain, je crois qu’on a aussi la responsabilité de constituer une mythologie enfantine contemporaine, d’avoir cette ambition naïve de créer des créatures et des personnages d’aujourd’hui qui s’inscriront à leur tour dans la durée et deviendront des identités d’emprunt potentielles, lesquelles sont déterminantes dans la construction personnelle et sociale de l’enfant et de l’adolescent. Le théâtre peut permettre de les multiplier et rappeler qu’il existe aussi une identité poétique qui embrasse à la fois les identités personnelle, sociale et d’emprunt. Je crois que les auteurs “jeunesse” se sont affranchis des velléités pédagogiques. On n’est pas là pour apprendre aux enfants à bien penser, ni pour participer à leur éducation. Les artistes sont peut-être ceux qui ont décidé d’entretenir cette identité poétique et de la rendre la plus active possible en s’appuyant sur un système référentiel, qu’il s’agisse de films, pièces de théâtre, peintures, etc.

 

On observe tout de même des incursions du merveilleux dans la pièce. Comment pensez-vous l’articulation du conte et de la fable sociale ?

« Intégrer des personnages archétypaux dans un contexte social marqué, les entoure d’une lumière nouvelle, comme s’ils apparaissaient pour la première fois. Il y a un personnage qui contient peut être tout ce que je peux écrire : le héros de Victor ou les Enfants au pouvoir de Roger Vitrac. Un texte incroyable mis en scène par Antonin Artaud et qui n’est pas du tout destiné à la jeunesse. Victor est un personnage de neuf ans [qui décide de se suicider pour ne pas devenir adulte – Nda] qui représente pour moi l’“enfant évolueur-révolutionnaire” dont parlait Walter Benjamin et présent chez Elsa Morante dans Le monde sauvé par les gamins. On a besoin de ces grandes références pour bien situer la filiation dans laquelle se trouvent les auteurs de théâtre jeunesse contemporains. Il y a malheureusement encore trop de gens qui pensent que théâtre pour enfant ça veut dire divertissement. Or, on y trouve une grande aspiration poétique mêlée à des enjeux politiques actuels qui permettent aux enfants de constituer leur identité de citoyen.

 

L’univers des adultes apparaît comme brutal et bourré de préjugés. Finalement, s’il devait y avoir une morale à votre histoire, elle s’adresserait plutôt aux adultes. Comment appréhendez-vous le « public jeunesse » ?

« L’une des lectures de la pièce est réservée aux adultes, bien sûr, c’est même l’un des enjeux. Le terme « jeune public » me paraît trop restrictif. Face à ces pièces, les adultes ne sont pas seulement des accompagnateurs mais bel et bien des spectateurs. Il s’agit d’une forme qui ambitionne de donner une définition du théâtre populaire – et chaque pièce en est une –, au sens où elle n’exclut personne de l’assemblée.

D’autre part, les enfants subissent une forme de déterminisme, une vision de l’autre imposée par les parents. Les Séparables pointe du doigt la stigmatisation, la peur de l’autre, le repli sur soi, en France comme dans toute l’Europe. Et cette menace peut constituer un héritage que l’on transmet aux enfants – les parents de Romain dans la pièce le font tout à fait consciemment. Pour moi, cette pièce est une manière de ne pas reculer devant le contexte social de la France actuelle, sans tomber non plus dans la caricature. Ça n’est pas anodin que des familles musulmanes, parents comme enfants, disent “Ça fait du bien de se sentir représenté sur scène” à la fin d’une représentation. Je n’ai pas écrit la pièce pour ça, mais à force d’être cogné au réel et à ses blessures, il faut bien en faire quelque chose, lui donner une forme. Une pièce de théâtre est dérisoire, on ne va pas changer le monde, mais peut être qu’on peut soudain orienter le regard d’un enfant ou d’un adulte sur le théâtre, sur lui-même ou sur l’autre. »

 

Propos recueillis par Orianne Hidalgo-Laurier

 

> Les Séparables de Fabrice Melquiot, Éditions L’Arche, Paris, septembre 2017. Lauréat du Grand prix de littérature dramatique jeunesse d’ARTCENA 2018

 

 

 

Jean Cagnard

 

Avec Quand toute la ville est sur le trottoir d’en face, Jean Cagnard jette un éclairage à la fois cru et poétique sur l’intimité d’un centre thérapeutique pour toxicomane. Un univers en équilibre instable dans lequel l’auteur s’est plongé durant six mois.

  

 

Pour réaliser votre livre, vous vous êtes immergé dans le quotidien d’un centre thérapeutique pour toxicomane, comment s’est passé votre intégration dans cette institution ?

« Il y a quelques années, ce même centre avait voulu travailler avec un cinéaste, mais la caméra s’est au final révélée trop intrusive. Un auteur leur paraissait plus discret, plus inoffensif. J’ai donc été invité à venir écrire sans pour autant devoir faire d’ateliers d’écriture ou de théâtre. Dans un premier temps, je suis resté une semaine et j’ai écrit des textes que j’ai ensuite lus aux résidents et aux éducateurs. Ça les a convaincus et on a décidé de continuer durant ces six mois où j’ai partagé leurs vies à hauteur de deux ou trois heures par semaine.

 

En tant qu’auteur, avez-vous été accepté facilement ?

« Je ne connaissais pas du tout cet univers et je me demandais vraiment dans quel monde redoutable j’allais pénétrer. Mais les toxicomanes étaient plutôt contents de ma présence, de l’intérêt qu’on leur portait. Et puis comme je ne participais pas aux conversations formelles, chacun était libre de venir me parler ou pas. Au départ, j’avais du mal avec le mot « toxicomane », je ne savais même pas si je devais le prononcer. Mais un jour, l’un d’eux m’a demandé si c’était la première fois que je travaillais avec des “toxicos”. Le fait qu’il le prononce lui-même m’a complètement délivré. Avec les éducateurs, cela s’est avéré un peu plus compliqué mais je crois que c’était ce que cherchait la directrice du centre : que ma présence fasse un peu bouger les frontières.

 

Ces séances d’observations se sont déroulées entre 2009 et 2010, pourquoi avoir attendu si longtemps pour écrire votre livre ?

« Je n’arrivais pas à trouver la bonne distance d’écriture, j’étais trop impliqué. C’était très fort, très chargé et j’avais lié des liens particuliers avec certaines personnes. Il m’aura fallu cinq versions et huit ans pour me dégager de ce rapport affectif et émotionnel. On pense qu’avec le temps et les années, la distance se créée d’elle-même, mais ce n’est qu’en écrivant que l’on s’en rend véritablement compte.

 

Votre texte est une succession de petite scénettes, sans réel fil narratif conducteur où votre position d’observateur n’apparaît pas. Pourquoi avoir choisi ce mode d’écriture morcelé ?

« Je pense que l’auteur n’a rien à faire dans son texte, même s’il arrive parfois qu’il laisse des petits morceaux de lui qui n’ont rien à voir avec ce qu’il veut raconter. Mon écriture prenait des formes différentes en fonction de ce que je voyais, mais en général, je procède de manière assez intuitive. Et de toute façon, j’aime mélanger les genres, la prose et le dialogue, la poésie ou le théâtre. Cela dit, s’il n’y a pas d’histoire à proprement parler, cette succession de tableaux finit par dépeindre un paysage particulier.

 

Ce paysage fragmenté fait écho à la psyché un peu chaotique des résidents tels que vous les présentez.

« Oui, c’est exactement ça. Mais je ne crois pas que c’était volontaire. La vie des toxicomanes dans ce genre d’institution est assez imprévue. En fonction des jours, ils peuvent être dans des états complètement différents. On sent une forme de tension permanente avec cette question qui plane : “Est-ce que je vais m’en sortir ?” Chaque minute est une lutte, et en plus de se libérer du produit, ils doivent faire face à des histoires personnelles très compliquées. C’est dans ce sens que je les ai trouvés courageux, car la vie ne leur laisse aucun répit. Des héros plein de vibrations, capables de basculer d’un moment à l’autre, et pas toujours du bon côté. »

 

Propos recueillis par Thomas Ancona-Léger

Photographie : Axelle Carruzzo

 

> Quand toute la ville est sur le trottoir d’en face de Jean Cagnard, Éditions Espace 34, Les Matelles, Août 2017, Lauréat du Grand prix de littérature dramatique d’ARTCENA 2018

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