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Aucun repère de temps ni d’espace : la scène de Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète semble confinée au fond d’un trou noir où irradie une lueur, à la fois tamisée et incandescente, plongeant sur un motif : des corps. La pièce se déroule lentement, comme dans un long plan séquence, où les voix de Lauwrence, Daas, Yasmine, Hamida ou Nowar suintent de Robin, Ana-Maria, Nans, Flora ou Marco – magnifiques actrices et acteurs de l’ERAC ! -, éprouvés dans leur chair, immobiles (assis, debout), les yeux clos. Les voix se frottent une à une, les unes avec les autres, calmement, presque nues, autonomes. Et puis s’en vont sur la musique lancinante de Lucien Gaudion, pleines de désir, de rage sourde et de vie; dépassant ainsi le rejet, le viol ou la torture infligés en raison de leur orientation sexuelle.

Les témoignages d’artistes et de la communauté LGBT (de trente à dix-sept ans) du Maghreb et du Moyen Orient recueillis par Gurshad Shaheman à Beyrouth et Athènes après leur traversée de la Méditerranée, y sont répétés jusqu’au vertige rendant leur force intense, presque hallucinée et subtilement réflexive. Ce qui étonne, c’est l’absence de climax dans le déroulé de ces récits de vie. Le trou noir devient peu à peu une « chambre à soi » éclairée, afin que chacun.e s’y abandonne, s’y dévoile et ouvre les yeux. Malgré la crudité parfois sans fard du récit - « sans mentir, c’était aussi gros qu’une canette de soda. Il n’avait pas mis de capote » -, il y a presque une forme d’apaisement (ou de geste d’amour) dans un tel dénuement. Notre écoute s’attarde sur la précision troublante des mots : elle attise notre émotion, notre curiosité. Et la fixité rêveuse des corps des interprètes n’empêche pas le mouvement des idées. Au contraire, ces dernières virevoltent et décrivent la chorégraphie des relations, rétives à tout enfermement géographique, sociologique, politique ou esthétique. On ne s’y attend pas. À travers l’expérience sexuelle (ou l’expression de soi tout court), on passe d’une image à l’autre, sans crier gare. « En arabe, il n’y a pas de mots comme « gay » ou « homo ». Ou « lesbienne ». Il n’y a que des injures. Quand tu dis « tapette » ou « pédale », il y a « tante » ou « mentak », celui qui donne son cul. Donc, il n’y a que des sales mots. Ils ne savent même pas comment l’accepter. Même quand, ils sont ici en Europe, en Grèce, ils ne l’acceptent toujours pas ». Ailleurs ou ici - toute proportion gardée -, l’égalité entre les sexes, entre les genres et entre les sexualités reste à conquérir. C’est ce que martèlent aussi les témoins directs Lawrence, Daas, Mohamad et Elliott, lorsqu’ils se mêlent aux acteurs en dansant, chantant, parlant en arabe ou embrassant. Entre eux et autour d’eux, il n’y a plus de frontière. Ils sont réunis dans une lente et calme dévoration.

Là, Gurshad Shaheman fait de la sexualité un art des métamorphoses constant qui déverrouille les corps et fait exploser toutes les finitudes. « L’amour, c’est si bon. De s’embrasser à pleine bouche sous les spotlights, c’est si bon ». En offrant un des baisers les plus beaux qu’on n’ait vus sur le plateau récemment, Gurshad Shaheman dévoile une égalité inattendue. Dans son théâtre, le baiser est la possibilité d’exister sans retenue. Et devient la promesse d’un avenir.

 

> Retrouvez l’interview de Gurshad Shaheman dans le numéro d’été de Mouvement, actuellement en kiosques

> Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète de Gurshad Shaheman, les 10 et 11 novembre au Phénix, Valenciennes

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