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Sur les écrans des 12 téléviseurs posés à même le sol défilent des images de l’émission éponyme de metal Headbangers Ball et celles de grands classiques du cinéma. On sourit en enfilant le casque associé au concert de Cannibal Corpse tout en tournant les yeux vers les images de Jean-Luc Godard (Pierrot le Fou) et vice versa. Les murs sont recouverts de dessins, croquis sur feuilles volantes, collages, « frottages » : des créatures à cornes, des femmes amazones et ailées, des jeux de typographies, des formules du type « War inside my head ». Nous ne sommes pas dans l’antre d’une chambre d’ado, mais dans l’antichambre d’une monographie. Damien Deroubaix a l’art de mélanger les genres avec désinvolture. Il avait fait ses premiers pas professionnels au MAMC en tant que manutentionnaire à la fin de ses études aux Beaux-Arts de Saint-Étienne. Il y revient presque 20 ans plus tard, accueilli comme un artiste accompli qui sait renouveler son univers sans le trahir.

 

Damien Deroubaix, Painter 6 (Totem et conscience). p. ADAGP, Paris 2018

 

Église profane

Passé ce sas, dans la seconde salle, voilà que les esquisses accrochées au mur deviennent de véritables présences. Les figures se parent de couleurs, se rencontrent dans une même scène, sautent d’une toile à l’autre. Les peintures, toutes réalisées entre 2017 et 2018 – quasiment toutes de même format, accrochées à distance égale les unes des autres – donnent à l’espace des allures de Nef, que l’on traverse avec un silence respectueux. Les éléments récurrents qui fonctionnent comme de mini icônes et la composition en croix des toiles fixent cette sensation du religieux. Une même image – un foyer crépitant, une entre-jambe féminine en forme d’Origine du monde accroupie et urinant, une sorte de Vénus de Willendorf hybridée avec un pénis par exemple – peut relever à la fois du prosaïque et du sacré. En fond de salle, une toile format paysage est barrée d’un énorme « Headbangers Ball », dont on regrette de ne pouvoir reproduire ici la calligraphie gotique alambiquée propre au metal, institue le logo à la fois comme fronton d’édifice et sujet de beaux-arts. Grésillements assourdissants pour certains, ce genre musical relève pour d’autres d’une technicité virtuose. L’esprit « anti-chrétien » et sataniste auquel il est associé devient une pièce maîtresse dans la « chapelle » Deroubaix, baignée des auras des « shetani » de l’art makonde – peuple du Nord-Est du Mozambique – et du Pazuzu – démon assyrien popularisé par L’Exorciste. « C’est une musique qui a beaucoup participé à mon travail, depuis le début », confie le peintre qui lui rend hommage dès le titre de son exposition à travers laquelle il désire montrer « ce qu’il y a dans la tête du peintre ».

 

Damien Deroubaix, Le déjeuner sur l'herbe. p. ADAGP, Paris 2018

 

Syndrome de Janus

Finalement, c’est une tête à deux faces que Damien Deroubaix présente : à la fois artiste et artisan, érudit et brut, amoureux de la technique mais sans académisme. En s’approchant d’un peu plus près, on remarque des aspérités dans le tronc de l’arbre ou du corps représenté, certaines parties des toiles portent des séquelles de ruptures, des prothèses en sérigraphies, des stigmates d’eau forte et de pointe sèche. Le peintre, qui est entré aux Beaux-Arts en présentant candidement une copie de la très néoclassique Mort de Marc Aurèle peinte par Jean-Baptiste Frenet, s’est initié seul à la gravure sur bois et a fini par réaliser ses propres bas-reliefs. « Jusqu’au bout, on m’a dit que je n’arriverai à rien. Rien à foutre, j’ai envie de faire des choses ! » déclare-t-il dans l’antre de son exposition, un poil revanchard. Au fil des toiles, la figure du peintre apparaît par fragments (un œil par-ci, par-là) et par l’intermédiaire d’un double totémique à boucle d’oreille – la même que celle qu’il porte à l’oreille gauche –, jusqu’à la dernière salle, en forme de chœur. Sept têtes, des autoportraits aux traits rudimentaires de 2,50 mètres de haut placés à mi-hauteur de plafond, yeux grands ouverts et bouches cousues par une fermeture éclair, entourent un « autel » posé au sol et finement intitulé Putréfaction. Ci-gît un porte-bouteille à la Duchamp chargé de bulles de verre sur lesquelles l'artiste a gravé des scènes de danse macabre, à l’ancienne. « Marcel Duchamp a été transformé en France en une espèce de curé qui aurait dit que la peinture était morte, alors qu’il a laissé la place aux plus grands peintres américains. » Vues en contre-plongée, ces immenses têtes, que leurs titres aident à décrypter  – Painter 00 (Delacroix), Painter 4 (Slayer), Painter 9 (Goya), Painter 12 (L’idéal) – ont l’allure de gardiennes sévères, condamnant pour procès en sorcellerie les fossoyeurs du pinceau. Et pour enfoncer le clou, un emprunt à la Renaissance, pendant laquelle s’est construite la figure d’auteur : Botticelli et Michel Ange ne signaient-ils pas leurs œuvres en cachant dans leurs scènes un autoportrait ?

Damien Deroubaix, Painter1 (Death). p. ADAGP, Paris 2018

 

Par-delà le Bien et le Mal

De ces débuts, marqués par les attentats du 11 septembre 2001 et l’obscurantisme d’un G. W. Bush en croisade contre le «Mal », aux peintures présentées ici, l’esthétique de Damien Deroubaix s’éloigne de l’univers fanzine, et de celui, chaotique, d’un Jérôme Bosch pour épouser une dimension plus introvertie et crépusculaire. Le souffle critique du peintre sur le capitalisme mondial et sa société de consommation s’avère moins corrosif et embrasse des horizons plus mythologiques. La figure de la muse, également réhabilitée à la Renaissance – une muse aux allures de pin up moderne en pleine opération selfie – accompagne celle du Shaman et des divinités fétiches à l’image des statuettes Nkissi du Congo. Des animaux à la symbolique paradoxale, à la fois positive et négative, monothéiste et déiste, comme la chauve-souris, côtoient des éléments tout aussi symboliques comme le feu – outil de travail de l’artisan. Le calamar revient en leitmotiv, comme un autre attribut de l’artiste. Ce monstre d’origine scandinave, capable d’engloutir des navires entiers, lance-t-il un présage à l’encontre de la « modernité » ? L’esthétique de Deroubaix est moins « animiste » que libertaire. Le peintre construit son propre Panthéon sans égard pour les hiérarchies, les valeurs du sacré, la place du trivial, des « maîtres » et des « stars ». Tout cela, il le digère et le recrache, non sans humour, et sans élever l’œuvre d’art sur un autel. Il y a quelque chose de l’ordre de l’impureté propre à celui qui n’est finalement qu’un peintre : une « volonté de puissance » qui interprète le monde, ou une partie du moins.

 

 

> Damien Deroubaix, Headbangers Ball, jusqu’au 24 février au MAMC+, Saint-Étienne

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