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Comme vient de le prouver un rapport commandé à Jean-Louis Borloo et titré sans peur du ridicule « Vivre ensemble – vivre en grand la République », la banlieue doit se conformer à une idée libérale de la réussite. Les racines poussent aussi dans le béton, l’exposition de Kader Attia, tente au contraire de penser les grands ensembles périphériques comme des palimpsestes de parcours intimes et de figures humaines. Installations, photographies, vidéos et archives déclinent le concept de « réparation » que l’artiste peaufine depuis 20 ans et réhabilitent ces corps qui négocient avec une architecture « autoritaire ».

C’est à des tours de béton que le spectateur se confronte à l’extérieur et à l’intérieur du musée avec une exposition en actes, conçue comme un « opéra ». Pour le plasticien, qui expose simultanément au Palais de Tokyo dans le XVIe arrondissement de Paris, rendre visible à l’intérieur d’une institution une réalité urbaine méprisée voire niée, doit pouvoir contrarier l’image haussmannienne de la France vendue à travers le monde. Toute une vague migratoire, venue pour la plupart participer à la construction de l’Île-de-France, est accueillie dans ces grands ensembles construits à partir des années 1950. « Exclue de la ville », elle est reléguée dans ces cités-dortoirs. Non sans ironie, une série de photomontages fait se côtoyer la figure tutélaire de l’architecte Le Corbusier avec les habitants des quartiers et ses barres d’immeubles. « Les grands ensembles sont des oxymores : l’incarnation d’une utopie et sa dégénérescence. J’en suis venu à regarder les architectures où j’ai grandi, pas seulement dans un rapport autobiographique, mais surtout par rapport à ce que les architectes français ont construit en Algérie, rappelle l’artiste, originaire de Garges-lès-Gonesse. À la veille des indépendances, dans les années 1950, l’un des premiers plans d’urbanisme d’Algérie, a consisté à uniformiser la vie des gens. » L’auteur de la Cité radieuse se serait inspiré de l’architecture extra-occidentale traditionnelle de la casbah d’Alger pour concevoir son architecture à la mesure du corps. Et pour appuyer le propos, l’artiste reproduit le plan de la ville de Ghardaïa en Algérie, avec ses emblématiques toits-terrasses, à même le sol à partir de graines de semoule (Untitled Ghardaïa). Une réflexion sur la modernité, un brin essentialiste, hantée par l’idée de réappropriation à laquelle Kader Attia substitue celle de « réparation » : « Lorsqu’un individu est réduit à un objet mais que malgré tout, sa subjectivité ressort ». Des bouts de charpentes agrafés « pour éviter que le bois ne se fissure » ou une chaise recousue dont la suture est exhibée et assumée, se chargent de la matérialiser. Un peu plus loin, des portraits en pied de transsexuelles algériennes l’incorporent. Au-delà de la simple illustration, Kader Attia pense un corps qui se libèrerait de toutes formes d’autorité sociale, étatique, raciale, sexuelle.

 

Kader Attia, vue de l’exposition « Les racines poussent aussi dans le béton », MAC VAL 2018. Au centre, Untitled (couscous) .© Adagp, Paris 2018. Photo © Aurélien Mole

 

Clôtures mobiles et corps invisibles

Le plasticien persiste et signe : L’installation On n’emprisonne pas les idées est composée d’une grande barrière constellée de pierres séparant la salle en deux, comme une Intifada suspendue. Une pièce assez premier degré, que Kader Attia considère comme une ponctuation dans l’exposition, en forme d’hommage à l’obstination des luttes et aux réfugiés refoulés du quartier Stalingrad à Paris. « Ce qui est important, c’est de rappeler ces images dans un champ où l’on ne s’y attend pas. La référence que suscitent les barrières, c’est que l’État construit des architectures de répression mobiles. Il n’y a plus de frontières, les postes de douanes n’existent plus : les douaniers vous suivent en voiture. » Face à ces nouveaux types de pouvoir, il faut savoir se mouvoir, et bien plus encore, comme devant la Tour Robespierre filmée au drone dans un magnifique travelling vertical. Le plan fermé sur la façade moderne aux motifs répétitifs d’un HLM s’élève lentement jusqu’à s’ouvrir sur un plan large de la banlieue de Vitry-sur-Seine : invitation à prendre de la hauteur et à se réapproprier un espace que tout portait à la clôture et au déni du corps.

 

Kader Attia, On n’emprisonne pas les idées, 2018. Barrières anti-émeute, pierres, 350 x 200 cm chaque. Vue de l’exposition « Les racines poussent aussi dans le béton », MAC VAL 2018.© Adagp, Paris 2018. Photo  © Aurélien Mole.

 

C’est sans doute dans ses vidéos que la pensée réflexive de Kader Attia se ressent le mieux. Ses deux films-essais Réfléchir la mémoire et Les héritages du corps, piliers de l’exposition, font circuler la parole entre militants, spécialistes, psychanalyste, comédien. Notamment fils ou fille d’immigrés dans le second, dont le fil conducteur est l’interpellation et le viol par des policiers de Théo Luhaka en février 2017. On est tenté de rapporter les paroles de chacun.e tant elles élaborent une pensée paradoxale rare et indispensable aux « oubliés de l’Histoire ». Un corps postcolonial, « descendant d’esclave », qu’Olivier Marbœuf, fondateur de l’espace Khiasma, pense amené à disparaître, invisibilisé dans la société française.

En prenant pour point de départ la mémoire des corps, Kader Attia contrarie les volontés historiques désireuses de s’accaparer un «  récit national » et investit d’autres métaphores de la réparation. Réfléchir la mémoire, projetée à l’occasion du prix Marcel Duchamp au Centre Georges Pompidou, interroge la douleur du membre fantôme. Cette douleur que le cerveau continue de ressentir à l’endroit d’un membre disparu/amputé. Pour faire accepter cette perte, l’expérience du miroir pratiquée par les neurologues consiste à réfléchir le membre disparu du patient jusqu’à retirer le miroir. La vidéo exhibe au fur et à mesure le dispositif du miroir formidablement placé dans le décor (une prière à l’église, le mix d’un Dj…). La douleur du membre fantôme devient pour Kader Attia une allégorie qui lui permet d’interroger la douleur des communautés « hantées par la perte »(1). L’artiste pose des miroirs sur les non-dits de l’histoire francilienne et propose ce à quoi incitait Achille Mbembé : « une lecture alternative de notre modernité à tous ».

 

 

1. Achille Mbembé, Sortir de la grande nuit, Éd. La Découverte, Paris, 2013

 

> Kader Attia, Les racines poussent aussi dans le béton, jusqu’au 16 septembre au MacVal, Vitry-sur-Seine

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