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Vendredi 25 mai à Bruxelles, des manifestants ont tenté de s’approcher de la « zone neutre » proche du métro Madou, quartier réunissant plusieurs bâtiments officiels dont le bureau du ministère de l’intérieur, Jan Jambon, pour réclamer sa démission. Une semaine auparavant, le décès de Mawda, fillette kurde de 2 ans touchée par une balle de la police au cours d’une course-poursuite avec des passeurs à Namur, a déclenché l’indignation dans le pays, et plusieurs rassemblements de militants pro-migrants. Ce soir-là, ceux-ci ont rencontré flashballs et barricades de barbelés, disposés autour du périmètre protégé, avant que la foule ne se disperse.

Hasard du calendrier, c’est aussi là que se tient, à trente minutes et un bloc près, Your Word In My Mouth, session de lecture participative conçue par l’Italienne Anna Rispoli, voyageant chaque soir de lieu en lieu dans le cadre du KFDA cette année – piscine, station de radio, stade de foot ou hôtel de passe. Cette fois-ci, c’est dans le Parlement de Flandres qu’est invité le public, après une fouille en règle et l’attribution d’une étiquette nominative. Nous pénétrons les couloirs immaculés de ce lieu de pouvoir, ses œuvres d’art contemporain, ses halls de réception à l’architecture implacable, et enfin une de ses salles de travail, dans laquelle on fournit des textes à des volontaires parmi les spectateurs (dont au moins un comédien infiltré). Ceux-ci se lancent sans hésitation dans l’expérience, par jeu ou par empathie pour les personnages, citoyens belges rencontrés individuellement au fil d’entretiens réarrangés pour composer ce groupe de conversation fictif. Une ironie pour le moins grinçante nous saisit alors lorsque l’un d’eux, cliché du Belge réac mais caustique, s’exclame : « même Houellebecq dit que Bruxelles est au bord de la guerre civile ! »

Your Word in my Mouth d'Anna Rispoli. p. Bea Borgers

Malgré cela, et plein d’autres maladresses, la proposition de Rispoli tient le choc de cette coïncidence malheureuse qui confronte ce soir-là le réel politique de la rue aux aspirations sociales tâtonnantes de la création contemporaine. Certes, son écriture, son collage, son choix des thèmes (polyamour, mœurs, traditions) et des socio-types (une artiste conceptuelle israélienne, une immigrée congolaise, un transsexuel tunisien, etc) ne dressent guère plus que des caricatures et soulèvent tout juste des conversations de comptoir. Son dispositif sauve cependant l’affaire en dressant un miroir frontal sur la société et en jouant sur le décalage de la réinterprétation de paroles citoyennes par d’autres citoyens, auxquels est ainsi confiée la responsabilité d’une forme de transmission, aussi anecdotique soit-elle. Bien sûr, théâtralement, deux belges dans leur cinquantaine avec des mots de jeunes des cités dans la bouche, ou « Mon Amour » de Jul diffusé dans une salle de travail du Parlement Flamand, ça marche à tous les coups. Pourtant, ce miroir ne fait que nous rappeler que la diversité socioculturelle au cœur de ce travail n’a toujours pas contaminé le public de théâtre, dans lequel aucun jeune des cités ni transsexuel tunisien n’est à recenser, du moins ce soir-là.

 

Corps aguicheur, flippant, monstrueux et animal

Mis à part ça, et quelques autres pénibles tentatives à visées politiques (un pamphlet un peu trop mécanique sur l’intelligence artificielle chez Jisun Kim, une forme courte mais confuse et involontairement prétentieuse sur la révolte chez Lagartijas Tiradas Al Sol), le Kunsten sait aussi nous amener ailleurs. Vers le pouvoir signifiant du corps par exemple, avec lequel s’amuse Sorour Darabi, réincarnation improbable de la performeuse Dana Michel dans le corps d’un Alain Chabat jeune. Au premier degré, son Farci.e pourrait d’ailleurs ressembler à un Journal Des Nuls qui dérape en slow motion. En tout et pour tout, l’Iranien tente difficilement de se lancer dans une conférence qui ne commencera jamais, et se débat laborieusement pendant 40 minutes avec une bouteille d’eau, une table et un tas de feuille dont il finira par mâcher quelques bouts, entre deux grimaces et une cumface. Ce numéro de clown handicapé dit l’impossibilité du langage, et dégage autant une tension inconnue qu’un comique déstabilisant (des rires étouffés traversent le public, quelqu’un s’en offusque même).

Il tord notre regard sur le corps, ici aguicheur, flippant, monstrueux, ou alors animal chez les Macaquinhos, dont la performance primale qui porte leur nom rejoint  le propos de Sorour Darabi. Depuis qu'elle a fuité sur les Internets, ce happening est, avec une pièce de Marie Chouinard, devenu une des seules vidéos de théâtre contemporain à rentrer dans la pop culture en ligne – plutôt pour de mauvaises raisons, mais c'est de bonne guerre. La meute brésilienne s’y apprivoise d’abord avec une curiosité presque scientifique avant de fonder un cercle en se connectant avec leurs doigts par leurs trous du cul, orifice encore sulfureux que seuls François Chaignaud et Cecilia Bengolea ont osé explorer sur scène dans Pâquerette il y a maintenant dix ans. Également très simple, ce human centipede chorégraphique sous éclairage faible ressemble souvent à un groupe de gens malhabiles s’acharnant à monter un meuble Ikea dans les pires conditions, mais provoque pourtant une empathie inattendue. Tout repose sur cette puissante dynamique de groupe, prête à tout absorber sur son passage, y compris certains spectateurs consentants, voire galvanisés de se retrouver piégés dans cette ronde vibrante de pulsions vitales.

Macaquinhos. p. Werner Strouven

 

Mutant

Il aura fallu pourtant se détacher aussi du corps pour accéder enfin à la grâce et au trouble cette année, avec Gwendoline Robin, une habituée du Kunsten qui fait parler les matières et les éléments. Déjà connue pour ses shows artificiers et ses performances de tous les dangers, l'artiste Belge développe A.G.U.A., un poème chimique dans les Halles de Schaerbeek, dont elle dispose magistralement l'espace pour établir un atelier grandeur nature. Les spectateurs la suivent d'expériences en explosions telle une foule entraînée par le joueur de flûte de Hamelin, suivent les métamorphoses presque obscènes de sa neige carbonique, les protubérances dans ses bocaux, contemplent les paillettes et les nuées dans son cratère d'eau. Par la beauté plastique des réactions et des fusions, émerge ainsi la démonstration d'un état intermédiaire de toute chose, ni naturel, ni artificiel, toujours mutant, défiant presque tout manichéisme écologique. Gwendoline Robin nous guide dans un désert ambigu où les phénomènes font leur loi, une zone vraiment pas neutre qu'on aura en fin de compte atteint au KFDA 2018.

 

> Le Kunstenfestivaldesarts a eu lieu du 4 au 26 mai à Bruxelles

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