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La dernière fois que l’on a vu Romeo Castellucci au théâtre à Paris, c’était au même endroit, à la Grande halle de la Villette, alors dans un dénuement qui lui donnait des allures de gymnase anonyme. C’était quelques jours après les attentats du 13 novembre et on s’apprêtait à être le témoin d’une série de scènes quasi identiques : du sang, beaucoup, un corps suspendu entre la vie et la mort, l’arrivée d’une ambulance et le dernier souffle, malgré les efforts des secouristes. La fiction venant percuter l’actualité, le metteur en scène était venu en personne prononcer un discours liminaire dont la sobriété et l’élégance résonnent encore. « Cette action a le malheur particulier d'être un miroir atroce de ce qui est arrivé dans les rues de cette ville. Images difficiles à supporter, obscènes dans leur exactitude inconsciente. Je suis conscient que trop peu de temps a passé pour traiter cette masse énorme de douleur et que nos yeux sont toujours grands ouverts sur la lueur de la violence. Je suis conscient de cela et je vous demande pardon. Mais je suis impuissant et ne peux rien faire face à l’irréparable que le théâtre représente. Voilà, en ce moment il me semble plus humain d’être là. Être ici aujourd’hui signifie qu’il faut être présent et vivant, devant les morts. »

Dans El Metope del Partenone, l’instant décisif de la mort se rejoue et insiste une dizaine de fois, jusqu’à l’insoutenable. La répétition n’a pourtant pas valeur d’éternel retour, et tout en bégayant, le temps continue d’avancer par l’entremise des énigmes qui encadrent l’action. Posées avant la scène, elles sont résolues après, comme de trop frêles respirations. Car il y a bien quelque chose de l’apnée dans le théâtre de Romeo Castellucci : on traverse ses pièces le souffle court et le corps nerveux. Dans La Vita Nuova, c’est d’abord par le son que la tension s’installe. Un brondissement sourd et opaque qui emplit tout l’espace, entrecoupé de chants d’oiseaux. Ces derniers font signe vers un hors champs inatteignable, comme le dernier vestige d’une nature ou d’un au-dehors qui pourrait tout aussi bien avoir disparu. Cette fois, la Grande Halle de la villette n’offre pas la hauteur de ses plafonds. Ici, le ciel est bas, quasiment à hauteur d’homme, et des néons blafards éclairent trente trois voitures recouvertes de draps, autant linceuls que nappes d’autel. Ici, le temps déraille encore. Il semble remonter sa course, filant tout droit de la société industrielle vers la révolte inaugurale des premiers prophètes de la Bible.

 

Se fier à la matière

Alors que se passe-t-il au juste, dans ce parking ? Presque rien. Un rituel officié dans une lenteur que rien n’effraie. Des symboles, dont la polysémie fait barrage à toute interprétation fixe, circulent entre les mains des cinq protagonistes. Ils prennent des poses devenant un instant statues ou bien icônes. Puis l’un d’entre eux brise le silence, dans une sorte d’homélie qui de la question de la liberté s’élance vers celle de l’art. Le discours est simple. Même la syntaxe de s’embarrasse pas : des phrases nominales pour décrire une réalité. Point. « La liberté n’existe pas. » / « La liberté existe dans les lieux, pas dans les esprits. » / « La liberté est un mot incompréhensible qui fait que l’on devient immédiatement sérieux. »

Certains seront déçus. C’est qu’on fait beaucoup parler les mots, au théâtre. Il faudrait que le sens se terre là, essentiellement. Que ce soit profond, « poétique », subversif ou subjuguant. Il faudrait que les mots soient à la hauteur de la force des images. Ici, ils semblent plutôt jouer contre, d’ailleurs non sans humour. Dans ce léger sourire en coin et cette simplicité qu’on pourrait trouver naïve, c’est comme un retour au « ici et maintenant » et à la matière qui s’opère, un retour à la terre à rebours de tout ce que la mise en scène charrie de transcendance et de référence au sacré. L’espace lui-même, pointe dans cette direction. Autant dans El Metope del Partenone il offrait toute latitude au spectateur de se mouvoir librement, autant le parking de La Vita Nuova réduit les possibilités et force le public à faire corps. La fatalité qui menait les condamnés à mort vers leur trépas avait lieu dans un vaste paysage. Mais s’il faut inventer une « vie nouvelle » ce sera depuis des profondeurs confinées qui ne promettent que de maigres horizons. C’est là qu’il faut essayer quand même. Dans un monde sans grandeur, ni décadence apocalyptique. Un monde qui n’est que ce qu’il est.

 

> La Vita Nuova de Romeo Castellucci a été présentée à la Grande Halle de la Villette du 19 au 24 septembre, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris

 

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