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Si les directeurs de Doclisboa introduisent ce festival international de cinéma en citant un célèbre morceau de samba de Cartola, « Le monde est un moulin », ce n’est pas pour s’avouer vaincus par les « mouvements cycliques qui font de nos illusions poussières », mais bien pour souligner ce dont le cinéma documentaire se fait témoin : le paradoxal mélange de changement et d’immuabilité qui façonne aussi bien nos vies intimes que nos sociétés. Le foisonnement de films usant d’images d’archives et donnant à voir des temps disparus peut pourtant interpeler : à trop regarder le passé, ne risque-t-on pas de verser dans une nostalgie stérile ou de se résigner face à l’absurdité du monde actuel ? C’est tout le contraire que les réalisateurs présentés à Doclisboa semblent défendre : des vieilles pellicules surgiront peut-être de nouvelles perspectives. Mais alors, quelles images choisir et comment construire un lien entre ces fragments pour faire cinéma ?

 

L’histoire se répète, ou presque

Doclisboa s’ouvre sur la projection de The Waldheim Waltz, de Ruth Beckermann, qui revient sur l’élection à la présidence de l’Autriche, en 1986, de l’ancien secrétaire général des nations unies, Kurt Waldheim, malgré la révélation de son passé nazi. Composé uniquement d’archives, dont certaines personnelles, ce film-montage révèle la capacité de la réalisatrice à utiliser des images-témoins, de natures différentes, pour produire un questionnement qui traverse les temps et les échelles de territoires. Comment se fait-il que de nombreux débats autour du passé de Kurt Waldheim aient eu lieu à l’étranger et pas en Autriche ? Dans quels contextes susciter des sentiments de haine permet d’obtenir des suffrages ? De l’histoire nous viennent des questions hautement actuelles…

 

 

Autre film-collage, Operaçaos de garantia da lei e da ordem. Julia Murat, se plonge sur les manifestations de 2013-2014 au Brésil. La réalisatrice a choisi d’adopter une approche dialectique et sarcastique. Elle confronte le discours des médias traditionnels et alternatifs au travers de vidéos extraites de YouTube, d’émissions TV, de tracts et autres traces des événements, encadrés par des discours de Dilma Roussef et Michel Temer. Utilisant des intertitres énumérant des règles utiles au maintien de l’ordre, elle fait de ces images-preuves bien connues des Brésiliens, des outils de compréhension des mécanismes politiques et médiatiques aujourd’hui en œuvre

 

Adoptant une toute autre démarche, Markus Imhoof s’indigne des conditions de migration actuelles en Méditerranée, tout en créant un parallèle avec sa propre histoire. Dans Eldorado, le réalisateur conjugue les images crues du sauvetage en mer de migrants, de leurs conditions d’arrivée et de vie en Italie, l’exploitation de certains, la bureaucratie suisse et l’absence de solution globale, avec des photos de son enfance, celle d’un garçon dont les parents ont accueilli une jeune réfugiée italienne à la fin de la seconde guerre mondiale. Des lettres d’une autre époque, lues en voix off, dialoguent avec les témoignages captés par une caméra parfois tremblant d’être dissimulée ; la force de ces images brutes rend directement palpable l’urgence de la situation et ne peut que générer l’indignation. La démarche a le mérite d’inscrire l’actualité dans une perspective historique, et l’alternance des archives et des images contemporaines permet de créer des moments de distance, propices à mieux appréhender les mécanismes sous-jacents et la dimension géopolitique et économique des phénomènes migratoires.

 

L’intimité des uns fait l’histoire des autres

La programmation ouvre aussi sur des expérimentations cinématographiques qui travaillent la mémoire par la rencontre d’individus. Avec A Volta ao Mundo quando tinhas 30 anos, Aya Koretzky a su saisir la possibilité d’inventer un temps à cheval entre les époques et les territoires. Sur un registre intime, la réalisatrice construit un film élégant à partir de photos prises par son père et d’impressions transcrites dans son journal au cours d’un voyage à travers le monde. Ce japonais d’alors trente ans décrit avec simplicité les pays traversés, ses rencontres et ses questionnements. Associées à des plans scénarisés réalisés sur pellicule où l’on voit cet homme aujourd’hui âgé et installé au Portugal, Aya Koretzky crée une rêverie où les paysages disparus qui apparaissent successivement sont perçus comme des morceaux d’identité, en même temps qu’ils soulignent en négatif ce qui aujourd’hui n’est plus, que ce soit en Syrie, en Irak, ou au Portugal. En questionnant son père, la réalisatrice livre un film où la mémoire se lit à la fois à travers les traces de la géographie intime d’un homme, et la manière dont sa fille les compose, révélant sans qu’il n’y paraisse, les origines d’une histoire familiale.

 

Dans Goodnight et goodby, Yao-Tung Wu s’intéresse lui aussi à la trajectoire d’un homme, ou plutôt aux sources de sa propre création. Pour son premier film, le réalisateur avait en effet filmé un homme aussi fascinant qu’insaisissable et dont le destin semblait déjà voué au tragique. Cette quête obsessionnelle se tisse entre des conversations filmées il y a vingt ans et celle, difficile, tenue lors de leurs retrouvailles. Une tentative pour le réalisateur d’apaiser sa conscience vis-à-vis d’un homme qui fut son sujet et qui mourra à la fin de ce film dérangeant où la caméra est comme un journal intime. Le réalisateur se fait protagoniste de son propre film, partageant ses émotions, ses incertitudes, ses questionnements sur la place de la caméra, les motifs qui le poussent à filmer, et le rôle qu’elle tient dans la relation qu’il entretient avec cet homme. Ce traitement brut et cette réflexion complexe sur le cinéma documentaire et le rapport aux protagonistes flirte parfois avec le voyeurisme. En utilisant l’image d’archive dans un rapport inquiet à la création, le réalisateur sort de sa zone de confort pour mieux donner à comprendre la complexité de la construction d’un personnage par l’image.

 

Quant à To war de Franscisco Marise il n’use que de peu d’archives, montrant majoritairement des entrainements de soldats cubains, souvenirs de ce qui jadis passait à la TV, et s’appliquant ainsi à recomposer les images mentales d’un vétéran qui, trente ans après ses dernières armes, ne vit que dans l’attente du retour à la guerre. Construit comme un manuel militaire, ce portrait aussi drôle qu’effrayant, alterne ces archives, des plans fixes où l’on voit Mandarria s’entrainer seul et déterminé, dans les herbes ou dans les arbres, des gros plans où l’homme tient des propos principalement belliqueux,  d’autre où il cherche à retrouver ses compagnons de lutte et des de ce qui pourrait être une caméra embarquée pendant une opération mais dont on comprend qu’elles ne sont qu’un moyen de faire percevoir la réalité par les yeux de ce vétéran. Le réalisateur construit ainsi son personnage et son film en flirtant avec la fiction pour mieux transmettre l’empreinte mentale d’un passé et montrer qu’elle est l’unique perspective de cet ancien soldat.

 

Territoires rêvés et disparus

Beaucoup de films ont voulu souligner des transformations et notamment celles en cours à Lisbonne. Notons le lent Avenida almirante reis em tres andamentos de Renata Sancho, construit en cinq ans, qui retrace en trois phases l’histoire contemporaine du Portugal au travers d’une avenue emblématique de Lisbonne. Ce film commence par des archives et finit par des plans fixes contemporains comme une manière de laisser l’image parler d’elle-même. De son côté, Alis Ubbo de Paulo Abreu est une plongée bruyante et tout en ironie dans la ville touristique qui se raconte dès le titre, alis Ubbo signifiant en phénicien « anse agréable » au travers d’un parallèle historique, fil tenu tout du long grâce au détournement d’audioguides et à la visite guidée improvisée et déjantée d’un conducteur de Tuk Tuk. Le réalisateur a passé deux ans à tourner un film cousu de plans fixes de statuts, seules respirations et témoins immuables de l’histoire de la ville, et de grues en mouvement, actrices des transformations en cours, le tout sur fond de radio Tuk Tuk, la radio des guides touristiques. Une tragicomédie qui parle des discours produits sur la ville, son histoire et de ce qu’ils engendrent.

 

Témoin des mutations, le focus « Naviguer sur l’Euphrate, voyager le temps du monde » a lui mis en avant des images disparues, balayées par les conflits actuels et leur traitement médiatique. Réalisé en 1977, Nahapet, d’Henrik Malyan, film important qui traite du génocide arménien, entrelace l’histoire d’un survivant, l’omniprésence de son passé, et des images-symboles de pommes tombées de l’arbre et poussées vers l’eau. Cette image est celle des déracinés, poussés à l’exil, séparés de leur terre et de leurs familles dont beaucoup de membres sont morts. Nahapet traduit les blessures du passé et esquisse la possibilité d’un devenir qui se matérialise par des différences de traitement de la photographie, et le temps lent donné à la contemplation des images. Il y a dans ce film une forme de réconciliation des temps.

Doclisboa regorge de propositions aussi pertinentes qu’aventureuses qui ouvrent autant de fenêtres pour appréhender un monde en transition, où le temps semble s’accélérer cruellement nous laissant circonspects face aux chemins qui s’y dessinent. Ce festival rappelle l’importance de s’arrêter pour re-voir ce qui n’est plus, réfléchir l’urgence, jouer avec les lignes du temps, et affirmer des points de vue pour s’extraire des visions linéaires et hégémoniques de l’histoire et des territoires même intimes car les perspectives ne sont peut-être pas que là où l’on croit.

 

> Doclisboa a eu lieu du 18 au 28 octobre à Lisbonne

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