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Nous sommes le 18 mai et la nouvelle est officielle : tous les musées commémoratifs ferment aujourd’hui leurs portes en France. Un dernier défilé et puis s’en va : la mémoire des « défaites glorieuses » ne fera plus patrimoine et encore moins histoire. C’est sur les bases de cette fable politique que commence Les Manigances, la dernière création de la compagnie Modes d’emploi emmenée par Johanne Débat. Une fois cette équation posée, les quatre comédiens – Alix Kuentz, Claire Marx, Ana Torralbo et Adeline Walter – se donneront à cœur joie d’explorer les potentiels de cette fiction hautement vraisemblable, nous entraînant d’un salon de beauté à un salon bourgeois, d’une cuisine à un défilé militaire, en passant par une agence de voyage spécialisée dans « le tourisme de la catastrophe ». Intriquant sphère intime et sphère publique, changeant d’univers d’un revers de main, la pièce s’ingénie alors cartographier les « qu’en-dira-t-on » d’une  société qui s’organise face à cet évènement comico-tragique, nous donnant parfois la sensation délicieuse d’être catapulté dans un album de Fabcaro.

 

L’invention de la tradition

En toile de fond, l’affaire est bien sûr plus sérieuse. Nourrie du travail d’historiens tels que Eric Hobsbawm et Enzo Traverso ; et de discours médiatiques à peine exagérés, la fable des Manigances remplit à merveille son rôle de loupe grossissante. Elle vient accentuer, par l’absurde, les tentatives lancinantes – et souvent puantes – des politiques pour instrumentaliser le récit historique scientifique. Rappelons-nous. 2005 : la loi portée par Nicolas Sarkozy inscrivant la reconnaissance, dans les manuels d’histoire, du rôle positif de la colonisation. 2009 : la tentative de créer un musée de « l’identité nationale ». Ou plus récemment, l’offensive de François Fillon contre les programmes d’histoires, écrits selon lui par des « idéologues ».

 

Féroce d’intelligence, la charge critique des Manigances n’est pour autant jamais frontale. Elle s’incarne dans les destins de personnages qui se croisent à la manière d’un film choral. Facilité par une scénographie minimale mais efficace, l’enchaînement des scènes s’opère avec fluidité et nous fait traverser autant d’espaces que de discours contradictoires. Car s’il y a ceux qui ont besoin d’une certaine lecture de l’histoire pour asseoir leur pouvoir, il y’en a d’autres qui ont besoin de se remémorer pour comprendre et se trouver, même s’ils doivent partir à Fukushima pour cela. Et puis les derniers, qui ne comprennent pas pourquoi, au juste, la fermeture de ces musées est si traumatisante. L’épisode magistral du petit-déjeuner en est le parfait exemple. Les comédiens, jouant alors deux rôles enchâssés, sautent gaiement du micro-drame familial au débat radiophonique – choisissant de parler dans le micro pour incarner le second, et sans pour revenir au premier. Quand, à l’antenne, trois experts explicitent leurs visions de l’histoire, l’un appelant à l’écriture d’un « récit national sécurisant », une seconde rappelant le besoin des français de « poésie et d’identité », la dernière fustigeant les politiques de mémoire et l’injonction morale qu’elles impliquent ; autour de la table, les bols de céréales volent bientôt en éclats dans une course poursuite qui finit en reenactment de l’exécution de Jeanne D’arc…

Depuis sa première pièce (Espaces insécables) la compagnie Modes d’emploi creuse une question fondamentale : quelles sont les règles de notre société et qu’attend-on de nous en tant que citoyen dans des situations données et hautement codifiées ? Et c’est bien en transformant le plateau en terrain d’exploration ludique qu’elle déblaie des bribes de réponse. Car s’il y a quelque chose que Johanne Débat et ses comédiens n’oublient jamais, c’est qu’ils sont au théâtre. Et que s’il s’agit de dénaturaliser les discours ambiants, de traquer les fausses évidences et de révéler, derrière le prétendu sens commun, l’indécence et le racisme ordinaire, ce sera avec les armes du langage et de la mise en scène : dans les dialogues, non dans les grands discours, en donnant à voir plutôt qu’en montrant du doigt. Ou pour le dire encore plus simplement : dans la mise en jeu, pas en procès.

 

> Les manigances de la Cie Modes d’emploi, du 31 octobre au 11 novembre au Théâtre de l’Opprimé, Paris

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