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Certains artistes poursuivent toute leur vie une quête d’absolu, jusqu’à développer une sorte de pouvoir alchimique, à la manière de Kasimir Malevitch dont le Carré blanc sur fond blanc fait vaciller le regard. Laura Lamiel est de ceux-là. À la suite du maître du suprématisme, elle n’a de cesse d’explorer, fouiller, disséquer le blanc – « teinte obtenue en mélangeant la lumière de toutes les couleurs » selon Isaac Newton. Sauf qu’elle, s’émancipe complètement du support de la toile pour préférer des objets manufacturés : poutres en acier émaillé ou peintes en blanc, colonnes de linges blancs – du crème à l’albâtre en passant par le plomb et l’écru –, papiers, lumière de néons, reflets de miroir. La première salle de son exposition au Crac, remarquable par ses immenses dimensions, pourrait s’identifier à un manifeste pour un autre regard : c’est au sol et à l’horizontale qu’il va falloir orienter les yeux. Quatre cavités de 25 cm de profondeur, creusées dans un plancher, dévoilent une scène d’objets (valises, appareils photographiques, livres, gants usés, boîtes de médicaments, semelles, miroirs, néons, etc.). Chacune relève d’une teinte dominante : cuivre, noire, grise – la dernière révélant la manière dont elles ont été conçues. Des fentes dans le sol laissent échapper la lumière de néons qui concurrence celle du plafond. Un silence religieux s’impose, après avoir protégé nos chaussures pour pénétrer ici, face à L’espace du dedans (Séquence 3) qui ressemble à trois bassins réfléchissant des bribes de mémoires. Le type d’objets importe peu, si ce n’est pour évoquer quelque chose de l’absence, du voyage ou des nourritures intellectuelles. Ils sont avant tout forme, couleur et matière d’une composition. Les œuvres de Laura Lamiel n’hésitent pas entre peinture, sculpture et installation, elles les absorbent toutes entières pour faire entrer, presque littéralement, le spectateur dans un tableau abstrait et dévoiler les mécanismes de sa construction.

  

Laura Lamiel, L’espace du dedans (séquence 3),vue de l’exposition au Crac de Sète. Production CRAC Occitanie

 

Une autre politique du regard

Sans cartel, ni texte, l’exposition Les yeux de W s’explore au fil de motifs, souvent iconiques du minimalisme et de l’art conceptuel – néons, briques, boîtes, cadres, chaises… Des indices, jamais tout à fait lisibles, qui s’inscrivent dans l’espace comme une main courante tant Laura Lamiel met le regard à l’épreuve. La « cellule » – architecture que l’artiste décline depuis les années 2000 – éponyme de l’exposition en est la quintessence tout en incarnant l’ambiguïté ambiante : un bureau enfermé dans un cube de miroirs sans tain éclairé en contre-plongée par un sol de néons et une petite lampe d’appoint en surface ; un autre placé à l’extérieur en exacte symétrie. Le procédé, simple, démultiplie les perspectives et les éléments, éclatent et diluent la vision tout en l’obstruant par succession d’angles morts. Le regard n’est jamais « mis au point », il déconstruit en même temps qu’il réédifie de nouvelles pièces : l’artiste tire parti des ouvertures entre les salles comme d’un cadre à travers lequel se téléscope un tableau abstrait, qui s’avère en réalité une autre installation de panneaux d’acier, de cuivre ou de bois. Ce jeu de mises en abymes se poursuit jusque dans ses photographies d’atelier parfaitement composées – une chaise blanche, devant un mur blanc, à côté d’une pile de bassines noires – faisant écho à One and three chairs, une œuvre de Joseph Kosuth, pionnier de l’art conceptuel, qui associe trois représentations d’un même objet (une chaise, sa photographie et sa définition écrite). Chez Laura Lamiel, chacun des éléments renvoie à la fois à ses qualités purement plastiques, documentaires et biographiques en tant qu’objet porteur d’une histoire personnelle que l’on ne peut que fantasmer.

 

Laura Lamiel, Ozo, vue de l’exposition au Crac de Sète. p. Marc Domage / production CRAC Occitanie

 

Entrer dans la couleur

Chaque salle de l’exposition porte le nom et l’aura de l’œuvre qu’elle accueille, dépliant une mécanique particulière de la couleur, de la forme et de la lumière, avec en filigrane le parcours spirituel et psychologique auquel convie Laura Lamiel : depuis L’espace du dedans (Séquence 3), jusqu’à Ozo où s’étale à nos pieds un tapis jaune en grains d’encens qui semble en cours de tissage, piqué de luminaires en cuivre et d’une statuette d’argile, les yeux grands ouverts vers le haut, en passant par cette chambre noire où un bureau en acier émaillé encastré dans le mur, une vitre en guise de volet et un cahier noir posé dessus, semble mettre en volume Carré noir sur fond blanc. Et puis, vient le temps de la déconstruction : les trois cellules dans l’avant-dernière salle s’avèrent plus précaires, maintenues par des bouts de ficelles ou des serre-joints, les chaises en équilibre instable ou emmaillotés façon camisole de force (À Blanc) ; les barres d’acier, tiges de cuivre, panneaux de bois et néons sont simplement posés au sol, adossés contre les murs, soutenus par des cales ou empilés méthodiquement à la manière des rayons d’un magasin de bricolage (Vulcano, Popote). Le geste minimaliste et l’agencement précis des matériaux flirtent ici avec l’esprit brut du readymade, le refuge avec l’asile, la répétition méditative avec la névrose obsessionnelle.

Laura Lamiel, Les yeux de W (1), vue de l’exposition au Crac de Sète. p. Marc Domage / production CRAC Occitanie

 

Le minimalisme est un humanisme

Cette violence feutrée éclate avec Forclose à l’étage du Crac. Les cellules font place à trois tables de verre, rectangulaires, sobres, à l’échelle d’un corps humain. Dessus, des volumes (boîtes, cahiers, livres) enveloppés dans du papier blanc. Dessous, un miroir qui prolonge l’espace dans le sol et reflète des dessins à l’encre rouge (traces de doigts et d’ongles répétitives), des chemises tâchées de la même encre, des fils de laine rouge suspendus à l’envers de la vitre. On hésite entre évocation de tables d’opération, brancards ou fosses à cercueils dans lesquelles on aurait disposé les objets intimes d’un défunt. Aux murs, des séries de visages émergent d’un tourbillon de traits à l’encre rouge, les orifices oculaires grands ouverts sur la scène. Plus on se laisse hypnotiser par les jeux de reflets et de regards, plus on se dit que la brutalité émane de ce blanc clinique et impassible dont l’artiste semble s’évertuer à trouver la lumière intérieure. Les bribes du poème d’Henri Michaux imprimé sur une affiche enroulée et disposée dans l’un des « bassins » de la première salle viennent en mémoire : « J'étais autrefois bien nerveux, me voici sur une nouvelle voie : je mets une pomme sur la table. Puis je me mets dans cette pomme. Quelle tranquillité ! » Rien n’est jamais manichéen dans Les yeux de W mais oblique et secret. La rationalité du minimalisme, cet « art dénué de sentiment », s’y imprègne, comme les tissus imbibés de rouge carmin, d’une profonde humanité.

 

 

> Laura Lamiel, Les yeux de W, jusqu’au 19 mai au Crac, Sète

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