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Commémorer Mai 68 ? Marco Berrettini s’est d’abord pincé. No Paraderan allait-elle être reconstituée pour les 50 ans du soulèvement ? Où était le rapport ? Et pourtant… 

La référence encombrante s’est effacée d’elle-même : retardée, la production repousse à la saison prochaine la reprise attendue de cette pièce, dont la première fit scandale. Cela se déroulait au Théâtre de la Ville : Paris, 7 décembre 2004. Dès le premier tableau, des insultes fusent. C’est étonnant. Il s’agit bel et bien d’un duo de danse ; le seul moment clairement reconnaissable à cet égard. Oui mais d’une danse impure, aux figures classiques altérées d’incongruités peu identifiables. Assez pour que les mauvais esprits commencent à s’exciter. À la fin de No Paraderan – qui dure une heure trois quarts – la moitié de la salle s’est vidée. 

Gérard Violette, directeur de l’établissement, est alors « invité » à la Mairie de Paris pour s’expliquer sur sa programmation. Les soirées de première n’étaient pas rien, dans ces années-là, au Théâtre de la Ville. Arène des consécrations. Tribunal des condamnations. Dans les années 2000, conseillé par la critique Irène Filiberti, il ouvre son plateau aux audaces des nouvelles esthétiques chorégraphiques. Dans cette salle sacralisée, une part du public s’exaspère face aux expérimentations d’une danse qui lui semble sortie de la danse. L’heure est à la déconstruction des attendus de la représentation, au décloisonnement indisciplinaire, à la raréfaction du geste, souvent précédé du concept, référencé sur l’art-performance. Une bataille gronde.

 

Impertinence Dada 

Au lendemain du rejet violent subi à Paris, Marco Berrettini entame une traversée du désert qui durera plusieurs années. Les programmateurs s’en détournent. Le comble est qu’il n’appartient pas précisément au courant esthétique qu’on vient d’évoquer. Définitivement inclassable, cet artiste allemand d’origine italienne demeure exotique durant ses quinze années d’implantation à Paris. 

Il fut un jeune champion de danse disco. Puis se forme à la danse classique, dont il ne renie rien. George Balanchine reste son maître. Il porte encore la marque de Pina Bausch, via l’enseignement des Hans Züllig et Jean Cébron. C’est tout cela qu’il mixe d’emprunts à la culture populaire, au cabaret, au music-hall, par décalages et détournements. Au reste, il ne fuit pas le succès comme dans la grande parodie disco Sorry, Do the Tour !, qui, précédant juste No Paraderan, lui vaut l’invitation au Théâtre de la Ville. L’insolite et l’humour sont souvent à ses rendez-vous peu prévisibles. Il fait songer à Dada, plutôt qu’à la grande spéculation expérimentale et théorique qui agite la scène chorégraphique hexagonale à la fin des années 1990. 

Que va-t-on donc lui reprocher ? Le critique du Figaro écrit, le 9 décembre 2004 : « No Paraderan relève de l’escroquerie, car il n’y a pas de spectacle : simplement sept personnes en tenues de soirée, qui boivent du champagne et du whisky au nez du public en balbutiant des bouts de dialogue d’une bêtise consternante : “Buvez, c’est toujours ça que les Boches n’auront pas.” »

Pas de spectacle ? Tout est dit. Dans No Paraderan, il y a « Parade », le ballet Dada des Cocteau, Satie et Picasso, qui déjà faisait scandale en 1917 au Théâtre du Châtelet, juste en face sur la même place. Devant l’entrée de son théâtre, une troupe foraine s’épuisait à rameuter des spectateurs, que rien ne suffisait à convaincre. La veine du spectacle faisant spectacle du spectacle est inépuisable. Le héros de No Paraderan semble être son immense rideau de scène, qui passe une heure quarante à reculer de quatorze centimètres à la minute. Devant lui, sept danseurs-comédiens, verre à la main, se relaient pour ménager l’attente du spectacle qui est censé se produire. Ce n’est pas qu’ils improvisent : ils font du funambulisme sur le bord vertigineux de la représentation. Les pièces de Marco Berrettini  relèvent du travail du leitmotiv, voire de la citation. Mais c’est que les interprètes ne tiennent qu’au fil de leur capacité à tenir dans une présence absolue, d’un instant suspendu perpétuel. Indéfiniment en fuite. Recommencé et échappé.

Le spectacle est liminal, mais intégral, qui se joue par le refus de la convention d’ouvrir enfin le rideau ; de décréter que le spectacle commence. Les quarante dernières minutes s’occupent en adieux successifs, interminables, de chacun des performeurs tour à tour ; inversion du motif initial. Au milieu : un noir total dure cinq minutes, où se passe le fait qu’il est en train de ne rien se passer d’autre que ce qu’il ne se passera pas. La fureur est à son comble : « On a payé nos places ! » Le directeur du théâtre avertit qu’il prendra dorénavant la responsabilité de rallumer les lumières pour empêcher cette expérience du vide.

 

Funérailles de la société du spectacle 

Que s’est-il donc joué dans le scandale de No paraderan ? Pas de sexe. Pas de sang. Pas de politique (sur ces terrains, fin novembre de la même année, The Crying Body de Jan Fabre et Sonic Boom de Wim Vandekeybus avaient commencé de tendre la situation). No paraderan aura seulement touché en actes la position paradoxale du spectateur, libre d’avaliser ou pas les conventions de ce qu’on décidera de faire spectacle ou n’en pas faire. La liberté du spectateur ? Voilà le comble du trouble possible à l’ordre esthétique du spectaculaire.

« Nous n’avions aucun second degré, aucun cynisme dans notre attitude, convaincus que nous étions très bons dans ce travail », assure Chiara Gallerani, interprète ces soirs-là et assistante du chorégraphe durant les préparatifs. « On est sorti blessés, mais la tête haute. Ça m’a rendue extrêmement forte. Plus rien n’a jamais pu me déstabiliser sur une scène. »

Mais politiquement, que signifia ce coup de semonce, rappel à l’ordre venu des propres rangs des spectateurs ? La grande bataille d’Avignon 2005 suivrait de peu (l’édition de cette année-là a pour artiste invité Jan Fabre, dont la programmation soulève une énorme polémique ; axée sur la performance et le théâtre postdramatique, elle provoque la fureur des amoureux du théâtre à texte). Sur le même ton. « Cette pièce avait toute la beauté drapée des funérailles de la société du spectacle, mettant en valeur ses grandes icônes en déroute. Elle était très cultivée, très stylisée », insiste Irène Filiberti, alors programmatrice au Théâtre de la Ville. « Or elle a provoqué un retour du refoulé de la haine contre les intellectuels et les artistes. Cela a signifié un état dangereux dans le pays, cette remontée d’un fascisme qu’on ne désignait pas alors si clairement. »

 

Libre malice 

Marco Berrettini n’a pas été soixante-huitard. Mais il fut l’un des derniers chefs de troupe. « On se pensait amis avant tout. Il n’y avait pas une méthodologie de travail, il y avait une façon de vivre partagée, qui débouchait sur scène », évalue son interprète Chiara Gallerani. « Un processus de travail pouvait durer des semaines sans aucune avancée, Marco est assez spécialiste de ça, ça n’était pas évident à gérer, mais c’était une vraie prise de risque. La pièce naissait de ce que nous étions dans cette recherche. »

Le critique Jean-Marc Adolphe, fondateur de Mouvement, considère que Marco Berrettini, « qui pourtant s’appuie sur des références philosophiques fouillées, n’a jamais remisé la part de l’intuition, du bricolage de situation, avec une sincérité profonde, et les risques qui vont avec. Il ne s’est pas réfugié dans cet esprit de système, qui a produit la perte d’acuité de certains autres défricheurs des années 1990. »

C’est Philippe Quesne qui porte aujourd’hui le projet de reprise de No Paraderan au Théâtre Nanterre-Amandiers. « Il nous faut comprendre ce qui s’est passé. Il nous faut vérifier si cet artiste était en avance sur son temps. Et ce sera passionnant de voir comment regarder cette pièce aujourd’hui », explique ce programmateur qui est aussi homme de théâtre. « Je débutais à peine dans la mise en scène, se rappelle-t-il, et une pièce comme No Paraderan nous a beaucoup autorisés. On ne pouvait plus travailler de la même façon ensuite. » Explication : « Des artistes sont là, qu’on peut identifier dans leurs personnalités très fortes, absolument pas interchangeables, et qui se battent, en insoumis, prêts à en découdre, sans se cacher derrière le texte, la référence, la manière. C’était de l’art vivant, et avec l’incroyable générosité d’inclure les spectateurs dans son chaos. » 

Sans chaos excessif, semble-t-il, Nanterre-Amandiers programmera, ce mois de mai, des Mondes possibles, qui se veulent « en écho de l’héritage contestataire et libertaire » de 1968, et tournées vers l’échafaudage « de manière plus prospective, de mondes possibles pour les temps à venir ». Il faudra s’y passer, provisoirement, de Marco Berrettini. Mais il sera bien présent de l’autre côté de la ville, au Théâtre de Montreuil, pour ouvrir les Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis. Cela avec sa toute nouvelle création, My Soul Is My Visa, toujours insaisissable, décalée, épousant les flux du monde, pensant le spectacle organique de ses composantes, toujours en fuite, toujours en devenir. 

Anita Mathieu, directrice du festival, décèle en lui « l’inclassable, l’iconoclaste, le kamikaze cultivant un étrange comique grave ». La danse contemporaine française a beaucoup aimé se raconter en fille de Mai 68. Vite, elle a connu ses processus d’académisation, chapellisation, systématisation, vraie fausse autocontestation, et compromissions avec l’institution. S’il reste dans la danse quelques fils encore à dérouler, dans l’indiscipline depuis ce lointain mai, il est conseillable d’espérer en saisir quelques-uns, démêlés, par la libre malice de Marco Berrettini.

 

Texte : Gérard Mayen

Photographie : Manuel Obadia-Wills, pour Mouvement

                                                                                   

> No Paraderan, du 29 janvier au 1er février au théâtre Nanterre-Amandiers ; du 27 au 29 mars à l’Arsenic dans le cadre du festival Programme commun, Lausanne ; le 1er avril aux Halles de Schaerbeek dans le cadre de LEGS de Charleroi danse, Bruxelles, Belgique ; en juillet-août dans le cadre du festival Impulstanz, Vienne, Autriche

> Sorry do the tour again, le 24 mars à Pôle Sud CDCN Strasbourg 

> My soul is my visa, les 17 et 18 novembre à la Ménagerie de Verre dans le cadre du festival Les Inaccoutumés, Paris

 

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