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Tout commence pourtant « avec raison ». Le théâtre est un tribunal où l’on ouvre, 200 ans plus tard, le dossier du naufrage de la Méduse. Les arguments sont précis et aucune facilité n'est acceptée, au premier rang desquelles la séparation binaire entre coupables et victimes. Premier à s’exprimer, l’acteur incarnant Jean-Baptiste Savigny, (véritable auteur du Naufrage de La Méduse), déroule  avec virtuosité un premier récit cohérent des évènements. Interrogé par « Mme Le président », cet ancien médecin de la frégate reprend ce qu'il a écrit et s'attire d'abord la sympathie des spectateurs placés non pas face au tribunal mais dans son expérience même.

Vingt d'entre nous ont été choisis, arbitrairement, pour incarner « les officiers » et assisteront à la représentation, dans un box, affublés d'une écharpe rouge qui les distingue de « nous ». La participation, ici, ne consiste pas à faire croire au spectateur qu’il est co-créateur alors qu’il est bien souvent  réduit à une place assignée. Non : le spectateur est saisi depuis sa propre activité. Seules les conditions de réception sont pensées pour que des expériences différentes soient vécues par chacun de nous : que l'on soit officier, observateur, figurant silencieux mais nécessaire au dispositif..

C’est alors qu’un acteur présent dans le public, « l’un de nous », s’élève pour contrer le récit de Jean-Baptiste Savigny et porter la « voix des sans voix », simples soldats et matelots également présents à bord. Il reprend l'histoire racontée, y ajoute des éléments, expose précisément ce qu'il y a d'injuste et d'arbitraire dans la sélection des 152 personnes sur 400 qui pourront embarquer sur le radeau ; il introduit, tout en demeurant dans le régime de la discussion, une critique implicite de la « raison » et de la manière dont elle ne sait remettre en ordre ce qui n'en avait pas qu'en y imposant la « force de l'ordre ». 

La raison tremble et ce tremblement devient la nouvelle modalité de notre réception. On ne s'en tiendra pas à la logique du renversement qui fait du héros un bourreau mais on entre dans l'épreuve d'un conflit archaïque entre raison et expérience. La dispute nous amène au sommet de la virtuosité verbale et soudain : bégaiement. Les mots se perdent, la structure se perd, on bascule, « on » fait naufrage.

 

Ce qui échoue de nous

À mi-chemin de la pièce on passe en effet dans un tout autre régime qui n'entend pas  « faire revivre le naufrage » en nous le représentant, mais qui nous fait plutôt passer de l'autre côté de la représentation, tout comme le fait, depuis le début du spectacle, l'artiste peintre qui met des visages sur des faits en réalisant silencieusement une grande fresque. On entre dans ce qui « échoue de nous » au sein de ces moments limites où les directions – celles que donnent les cartes comme celles que donnent les puissants – se perdent, où les comportements basculent, où les rapports se troublent à la frontière de l'inconscient et de l'instinct.

On devient fou mais en ce point se trouve aussi une langue autre, celle que le logos à la fois redoute et admire, langue poétique magnifiquement introduite par l'un des acteurs, jusqu'alors simple greffier à la démarche étrange. Il devient rhapsode de l'Ode maritime de Pessoa, nous emmène avec lui dans le monde de la mer pour nous faire entendre les voix de ces voyageurs d’hier et d’aujourd’hui, langue étrangère et langue de l'étranger qui déborde.

Jamais nous, continentaux, n’égalerons les puissances de ces vies qui traversent le monde et les temps et que notre temps, précisément, ne sait que condamner au naufrage comme pour ne plus jamais se voir « échouer ». Il faut fermer, toujours plus. Fermer la langue, fermer et homogénéiser les images du « nous », fermer les possibilités de rencontres qui ne peuvent se produire qu'à condition d'accueillir l'autre dans sa pleine altérité, tel que nous le proposent ici Les bâtards dorés. Il ne s'agit pas de « parler des migrants naufragés », il ne s'agit pas non plus de seulement blâmer la façon dont la justice fonctionne toujours à deux vitesses – et l'on a de quoi s'en rappeler en cet été 2018 qui fait lentement le procès des actes « tolérés » de mai alors que d'autres furent sanctionnés dans une violence pure et « d'urgence ».

Non, on change de régime pour ouvrir aux potentialités de l’expérience et de l’imagination d’autres possibles. Ils ne sont pas que réjouissants, ils ne sont pas notre sauvetage ou notre paradis retrouvé, ils sont complexes mais ils sont, ainsi, vivants. Alors que l’Europe met à mort tout ce qu'il y a de mouvement, de mouvants et donc de moteur de rencontres improbables qui ne sont pas des colonisations mais des découvertes d’inconnus, Méduse nous ramène à la mémoire de ce que nous pouvons encore nous raconter et imaginer dès lors que l'on s'émancipe  de la « Logique » qui nous dit, entre autres, qu' « il n'y a pas d'alternatives ».

Nous pouvons altérer la grande narration, faire place aux fous, aux poètes ou tout simplement à ceux dont l'existence s'écrit autrement. Nous pouvons reprendre la mer et accepter qu'une partie de nous, de chacun de nous, fasse naufrage pour qu'une autre puisse non pas être sauvée mais s’inventer avec tout ce qu'il y a d'autre en nous.

 

> Méduse des Bâtards dorés, lauréats du festival Impatience 2017. Du 16 au 19 avril 2019 au T2G, Gennevilliers, du 24 au 27 avril au Centquatre, Paris 

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