CHARGEMENT...

spinner

 

 

Si « toujours l’œuvre se place aux bords »[1], les batiks d’Amalia Laurent, inspirés par une technique d’origine javanaise qui consiste à enduire des tissus de cire pour dessiner des motifs,  dégagent un espace éphémère sous la surface du visible, dévoilant la fugacité du vécu dans un temps alors suspendu ; aux bords de la perception en somme. Le travail de l’artiste se constitue toujours in situ, à partir des impressions que peuvent susciter un paysage, d’après le regard d’un proche, en fonction d’une architecture qui cache ses secrets les plus captivants ou au fil d’une performance construite en relation directe avec son audience. Il s’agirait de redonner son inconstance au tangible que nous pensons bien souvent comme universel et univoque. Les espaces fictionnels qu’Amalia Laurent se plaît à faire surgir débordent alors dans nos réalités comme autant de perceptions possibles, de mondes parallèles à portée de main ou à fleur d’esprit. Car l’artiste semble nous suggérer que nous habitons tous la même région du monde : la solitude de nos consciences isolées comme autant de potentiels lieux à explorer et à perpétuer.  

 

En tant qu’artiste, quelle relation entretenez-vous à l’espace qui vous entoure ? L’isolement influence-t-il votre pratique artistique ?

« Je considère que tout est matière en mouvement. J'ai l'impression que les objets autour de moi communiquent entre eux, la manière dont ils sont disposés active leur dialogue. L'idée de me penser comme un objet qui se déplace de chez moi à mon atelier me permet de réfléchir et de fonctionner dans la continuité de la matière qui m'entoure. Le fait d'être enfermée dans mon appartement m'a donc forcée à réapprendre à être de la matière plus ou moins immobile, et donc à dialoguer autrement avec les objets autour de moi. Ne plus bouger de chez moi me donne l'impression de ne plus faire partie d'un espace commun. J'ai alors établi des rituels de déplacement dans mon espace, comme des automatismes, pour apporter de la cohérence à mes mouvements. J'ai aussi appris à ne plus dissocier mon travail de mon quotidien, en allant sur mon balcon ou en cuisinant, j'arrive aussi à m'approprier autrement un lieu que je pensais connaître par cœur. La série Balcons, Balcon est donc liée à ce lieu exigu et particulier. Mes déplacements pendant la journée finissent souvent par tourner autour de mon balcon, qui n’a sûrement pas été pensé comme un lieu de vie par l’architecte de mon immeuble, j'ai donc simplement voulu montrer cet endroit en en dévoilant les ombres par impressions et surimpressions.

 

Dans Tous n’attendent que d’être vivants, une performance inspirée du gamelan javanais et mise en scène à la manière d’une cérémonie, vous soulignez que la musique est un territoire. Qu’est-ce qu’un territoire selon vous ?

« Gamelan signifie orchestre en javanais, c'est un type d’orchestre qui ressemble peu à l'orchestre occidental. Les instruments de musique sont plus importants que les musiciens, qui se contentent de révéler la musique alors que les instruments l’interprètent. C'est aussi une musique colotomique – c'est-à-dire en cercle, qui n'a ni début ni fin. La notion de territoire dans le gamelan est tellement présente qu'elle est tout de suite ressentie par celui qui l’écoute, tout s’arrange autour d’elle. La musique décide du placement des instruments, des musiciens et du public dans l'espace. Le gamelan est à la fois physique par les instruments et impalpable par l’importance donnée au silence dans l’interprétation. La musique délimite alors un territoire et détermine une cartographie en créant des résonances entre les musiciens, les instruments et les spectateurs. Dans La dimension cachée[2], Edward T. Hall distinguait bien le corps physique de l'espace immatériel qui l'entoure. Il mentionne qu’il est possible d’entrer dans une proximité plus ou moins intime avec une personne ou un objet en fonction de la taille de cet espace. Ma performance et la musique en général s’appuient sur ce territoire abstrait qui entoure tous les corps.

 

Comment avez-vous mis en espace cette performance ? 

« Dans la musique gamelan, il est dit que le son crée un espace, que les dieux arrivent quand la musique s'arrête et que les instruments continuent à vibrer comme un bourdonnement – qui est la dimension la plus sacrée de l'interprétation. Ma performance se constituait autour d'un texte que j'ai écrit en français, puis traduit en anglais et en javanais à l’aide de Partu Supartu, qui protège le patrimoine immatériel javanais. Il était intéressant de voir qu'au moment où la musique s'est arrêtée, les spectateurs ont applaudi et sont partis, alors que c'est justement le moment où le bourdonnement advient et que le spectateur est mis en contact avec un autre monde. Je suis persuadée que c'est à travers la procession, les mouvements du corps et donc de la matière qu'un espace se révèle. 

 

Que ce soit dans vos performances ou dans vos installations in situ, vous soulignez l’importance de l’espace et du lieu comme terrains de perpétuation des relations sociales, quels peuvent être selon vous les influences du confinement et de la « distanciation sociale » sur nos rapports communs ?

« Je suis très attachée au tangible, j'aime être en contact direct avec d’autres personnes sans le truchement d'un écran ou d'Internet. Il est donc sûr et certain que la « distanciation sociale » va bouleverser ma vision des choses. Socialement, il y a déjà une grande distance qui se creuse entre les personnes qui sont dans la rue et les personnes qui ont la possibilité de rentrer chez eux. Internet est aussi un privilège auquel tout le monde n'a pas accès avec une facilité aussi décomplexée que la nôtre. Autrement, je crois que la rencontre en chair et en os, ainsi que la sensation de proximité corporelle à son interlocuteur sont des enjeux sociaux majeurs. 

 

Qu’est-ce qui distingue le territoire du lieu selon vous ? 

« Le territoire est pour moi beaucoup plus politique que le lieu. Le lieu est là, il est partout et jamais fragmenté, alors que la notion de territoire appelle souvent celle de propriété. Je pense que nous ne sommes pas les seuls à disposer d'un territoire, les objets autour de nous ont eux aussi le leur, je pense notamment à ma série de fontaines faites par rapport aux personnes de mon entourage qui sont parties. Elles avaient une plastique avec des éléments numériques en mouvement, ces objets étaient tellement personnifiés qu'ils finissaient par avoir leur propre territoire. Je m'amuse souvent à lier ces territoires dans un même lieu, avec un tapis par exemple[3], comme si je fabriquais une carte. La cartographie est souvent très présente dans mes installations : j'essaie de lier des éléments différents entre eux pour qu'ils communiquent.

 

Comme les cartes postales ou les offrandes vendues sur les lieux de pèlerinagela série de cartes Souvenir from Aleph évoque une métonymie : un petit objet peut représenter un souvenir important, ou mimer les éléments qui composent l’univers. Vous allez jusqu'à affirmer qu'avec cette série, « l'univers tout entier est présent en format de poche ».  Comment travaillez-vous le symbole et la mémoire des objets ? 

« Je crois que nous avons actuellement tous plus ou moins un rapport symbolique aux objets. Les reliques, ces morceaux de tissus ayant appartenu à Jésus et conservés sous des dalles de pierre, me passionnent. La symbolique de l'objet donne de l'espérance et une croyance, elle apporte un monde tout entier. C'est ce qu'il se passait avec Souvenir from Aleph, chaque personne pouvait partir avec un bout de la performance. J'aime cette idée qu'un lieu puisse aussi être transportable et présent à l'esprit. C'est un peu toute l'histoire de la madeleine de Proust : quand il la goûte, le temps est entièrement cassé puisque le passé entre dans le présent. C'est ce que permet la relique ou l'objet symbolique : la distorsion du temps. Pour ces cartes, je me suis inspirée des cartes imprimées sur tissus de la Seconde Guerre mondiale qui ne faisaient pas de bruit quand on les dépliait et aussi des cartes mélanésiennes qui représentent les courants, la profondeur des eaux et la distance entre chaque île. J'ai donc créé des petits paysages qui s'inscrivent tous dans un territoire bien défini : les limites du tissu et le plastique qui figent les différents éléments, même le courant et le mouvement des vagues. 

 

Il vous arrive de vous appuyer sur des traditions javanaises très anciennes, comme le batik. De quoi ce rapport ancestral à vos œuvres est-il le signe ?

« Je vois cette technique ancestrale comme très contemporaine, j'ai d'ailleurs appris le batik avec mon maître Mas Tatang, dans le village de Tembi. Il a une vision très large du Batik, qui est devenu pour moi un moyen d'exprimer des mouvements ou d’attraper des sensations. Il s'agit d'abord d'un rapport très sensible à la technique, à la répétition et à la superposition des couches de la perception. Le batik fait partie de mon héritage et de mes influences. Dans mon esprit, il n’est pas séparé des haricots de Claude Vialat qui sont aussi très importants pour moi. C'est toujours cette même idée de répétition, de reproduction. Utiliser une certaine tradition et se l'approprier me permet de la perpétuer, c'est-à-dire de développer un certain rapport à la communauté, il  est impossible d’être totalement seul lorsqu'on pratique une technique aussi ancienne.   

 

Que représente la transmission des traditions artisanales à l’époque du « tout numérique » ? 

« Le batik se travaille souvent sur le tissu, il est donc parfois très difficile de boucher le tissu en soie avec de la cire puisqu'il glisse facilement. Je me retrouve parfois avec deux mètres de tissu rigide à cause de la cire mais j'ai toujours envie de retrouver le mouvement d’origine, celui que je travaille directement sur la matière. Je crois que c'est de cette manière que j'utilise le numérique, il me sert à rendre honneur au tissu, à lui rendre son mouvement et sa complexité. Dans certaines cultures, le batik est un objet tellement précieux qu'il suit une personne de sa naissance à sa mort en devenant son linceul. Ainsi, la retouche numérique du tissu montre qu’il est toujours susceptible de changer de forme. 

 

Dans l’installation rituelle A Room You May Have Missed, vous intervenez dans des lieux d’habitation au sein desquels vous déguisez ou révélez l’architecture afin de laisser entrevoir au spectateur un espace alternatif. Que représente la sphère domestique pour vous ?

« Il s’agit d’installations que je réalise avec l'architecte Delphine Roque, nous avons eu cette idée en vivant toutes les deux à Londres. La maison dans laquelle nous vivions contenait beaucoup plus que ce qu'on voyait. Tout l’intérieur était recouvert d’un grand tissu, sauf à certains endroits où y était découpée une porte, collée sur une toile représentant un jardin. Cette porte ouvrait sur un lieu fictif : le jardin que nous n’avons jamais eu. L'installation s'attachait donc à révéler un espace qui n'existait pas. Puisqu'il a fallu vider notre maison dans les pièces principales, toute notre vie était contenue dans la cuisine et dans la salle de bain, comme si nous vivions dans un condensé de maison. En miroir, ces espaces cachés étaient finalement très importants dans notre réflexion. Nous nous sommes aussi dit que les tentes ou les tapis nous permettaient d'ouvrir un nouvel espace, comme lorsqu’enfant, nous mettions la tête sous les couvertures pour imaginer un autre monde. Nous souhaitions récréer ce sentiment de construction d'un espace totalement ambigu, une fiction tout à fait tangible. 

 

Vos Batiks évoquent un espace caché, recouvert d’un voile, comme si le visiteur se trouvait à la lisière d’un monde parallèle. Comment définiriez-vous la notion d’espace ? Celui-ci a-t-il des limites ?

« Selon moi, l'espace se compose par couches. Sous ce que nous percevons, peut se trouver une multitude de mondes parallèles que j'essaie de suggérer dans mon travail. Le trompe-l’œil est une manière de réancrer le batik dans un espace d'exposition, le plus souvent  blanc, et ainsi de souligner la particularité de cet espace. C'est en ce sens que je contextualise mes batiks dans la réalité de l'espace qui les entoure alors qu'ils en contiennent déjà un autre. Prendre en compte l'espace dans mes installations en l’intégrant et en l’altérant numériquement, c'est réaffirmer qu'aucun espace n'est neutre. Ma manière de travailler le trompe-l'œil est donc tournée vers l'espace lui-même, vers ces couches cachées à la surface de nos perceptions. La fenêtre est ouverte[4], mais sur l’espace dans lequel le visiteur se trouve, renvoyant à une compréhension alternative de celui-ci. Être dans un seul endroit ne veut pas nécessairement dire qu'on a accès à un seul espace. »

  

Propos recueillis par Rémi Guezodje

 

1. Georges Didi-Huberman, L’homme qui marchait dans la couleur, Paris, Les Editions de Minuit, 2001

2. La dimension cachée, Edward T. Hall, 1966. L’auteur prend l'exemple d'un groupe de cerfs sur une île. Certains animaux, s'étant beaucoup trop reproduits, finissent par se laisser mourir pour laisser de l’espace à leurs semblables. 

3. Tel est le cas dans Tous n’attendent que d’être vivants.

4. Dans De Pictura (1435), Alberti définissait le tableau par son objet : il « s’efforce de représenter des choses visible (…) il est  pour [lui] une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire ». 

Légendes : 

Image 1 : Amalia Laurent, Balcons, balcon, 2020

Image 2 : Amalia Laurent, Pleiades fountains, 2018

Image 3 : Amalia Laurent, Souvenir from Aleph, 2018

Image 4 : Amalia Laurent, A Room, installation in situ dans une maison Victorienne à Londres, 2018. p. Fabien Silvestre-Suzor

 

 

 

 

Lire aussi

    Chargement...