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Mai 2018, cinquante ans après. Mais après quoi ? Après quel mois de mai, après quel 68, après quel événement et au sein de quelle histoire décide-t-on de s’inscrire ? En France, le débat semble se placer entre ceux qui « commémorent » et ceux qui « continuent » (pour reprendre le slogan que l’on entend beaucoup au sein des amphis occupés, de Nanterre à Tolbiac en passant par Saint-Denis). Mais il faudrait sans doute, là aussi, ajouter le complément au verbe. Que décide-t-on de garder d’un passé – que ce soit pour le glorifier ou le prolonger – : quoi ? Quel ? Qui ?

Complexifier un passé, rendre visible les discordances qui le constituent et le façonnent c’est aussi lui rendre sa charge politique comme sa capacité d’échapper aux grandes narrations policées. Pour ce faire, il ne suffit pas d’opposer une représentation à une autre. Pas non plus de prétendre remplacer la fausse histoire par la vraie en empruntant la même position d’autorité. Il semble qu’il faille plutôt multiplier. Multiplier les points de vue, les récits, voire les fictions que peuvent encore générer des mémoires oubliées ou invisibilisées mais que l’on peut encore, au présent, rencontrer.

C’est dans cette direction que s’engage, en nous y invitant, l’artiste d'origine serbe Sanja Mitrović. Dans sa création MY REVOLUTION IS BETTER THAN YOURS, présentée au festival Mondes Possibles au Théâtre Nanterre-Amandiers, elle nous plonge dans une interrogation sensible et politique non pas sur « la vérité » d'un 68 auquel il faudrait restaurer ses histoires manquantes (d’Europe de l'Est notamment), mais sur nos propres capacités (et limites) à inscrire des histoires et à créer des documents. Non pour combler les béances de certains passés mais plutôt pour anticiper les oublis.

Au plateau se mêlent images d’archives (scènes de mobilisations faisant se croiser Printemps de Prague, manifestations contre la guerre d'Algérie de 1961, révolution serbe de l’an 2000, etc.), reprises de paroles de personnalités internationales qui ont marqué nos différents « moments révolutionnaires » en France, Russie, Allemagne... et paroles nouvelles, créées par quatre performeurs qui, aujourd'hui, racontent tantôt l’histoire héritée d’un grand père militant participant au 68 français, tantôt une séquence récente de mobilisation en Europe de l’Est, tantôt un rapport singulier entretenu, en tant que jeune femme russe, avec telle « héroïne » d'un « passé qui ne passe pas »....

Le document n’est pas seulement ce qui vient refermer un passé mais ce que la pièce est en mesure de générer au présent, en choisissant de redire et refaire tel ou tel épisode moins connu, mais aussi et surtout en disant et faisant de tout ce qui se déroule au plateau un nouveau document. Un dispositif de tournage en direct est en effet mis en place, qui ne cesse de nous déplacer de la sensation de voir un film « ré-enacté » (Viva Maria de Louis Malle) à celle d’assister à un film en train de se créer et dans lequel ce qui s’acte ne nous préexiste pas.

 

Prendre de l'avance sur nos après 

On ne rejoue pas, on joue. Mais Sanja Mitrović révèle du même coup ce qu’il y a de jeu dans toutes nos formes de représentations, qu’elles soient celles du documentaire télévisé, du discours héroïque et monumentalisé, de la prise de parole sincère et immanente, ou encore de ce film un peu raté, un peu oublié qu’est Viva Maria et qui présente la part d'enfance, de romance et de fictions dont, on doit bien l’admettre, nous avons aussi besoin pour croire encore en un nouveau printemps.

Oui, nous venons après. Cinquante ans, dix-huit ans ou encore deux ans après ce que nous décidons, singulièrement d’abord, de reconnaître comme un point à partir duquel nous faisons démarrer notre histoire, mais aussi et surtout à partir duquel nous en construisons de nouvelles, pour aujourd'hui, comme pour toutes celles et ceux qui viendront encore après. La reprise créatrice du document à laquelle travaille la pièce de Sanja Mitrović n’a pas de visée rédemptrice ou correctrice, elle n’est pas juste tournée vers un passé à soigner mais elle dégage un soin donné pour l’avenir en s’attachant, pourrait-on dire, à la création de pièces à conviction pour le futur. Ceci demande plus qu’un travail de mémoire ; ceci exige une pratique aiguë de l’attention venant s’attacher à ces images que nous côtoyons et dont on sait déjà qu’on ne fera pas histoire.

Ces images sont tout autant celles des sujets refoulés de nos rythmiques urbaines tels que peut l'incarner l’artiste exilé qui a rejoint le projet, Mohamed Nour Wana et qui, pour une fois, peut non seulement témoigner de sa « difficile situation » mais aussi raconter son expérience des révolutions : la manière dont elles ont joué dans sa vie, dont elles l’ont construit, lui,  et dont elles ont déplacé, peut-être, le sens et le lieu de la lutte politique. Ici, le témoin est un acteur, il est celui qui agit et active les images que nous voyons face à nous au même moment où se trouvent agitées nos capacités à imaginer, encore. Avant, après, en avance sur nos après.

 

 

> MY REVOLUTION IS BETTER THAN YOURS de Sanja Mitrović, les 4, 5, 11, 12 et 13 mai au Théâtre Nanterre-Amandiers, dans le cadre du festival Mondes Possibles

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