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Le grand final approche. Dans un bourdonnement anxiogène, l’armada de drones porteurs de drapeaux tricolores a disparu derrière les remparts. Sur l’étang qui devance le château du Puy du Fou, les jets d’eau se déclenchent tandis que 2000 figurants entament une ronde sur une musique épique. Entouré de sa garde rapprochée, Philippe de Villiers, son fils Nicolas à sa droite, admire le galop des cavaliers arborant fièrement l’étendard « Dieu, le Roi ». Il se lève aux premières notes de l’hymne du parc : « Cette terre de géants et de genêts en fleurs, cette terre de Vendée et de France. » Sans attendre la fin du feu d’artifice qui illumine le crépuscule, le vicomte engouffre sa grande carcasse dans une bouche de sortie. « Chaque fois c’est une renaissance, la même émotion », lâche-t-il dans un souffle. Les acteurs saluent d’un brin de genêt les 14 000 spectateurs qui exultent. Ce soir, entre les collines verdoyantes du haut bocage vendéen, la France a encore été sauvée. Cela dure depuis quarante ans, et à en juger par le taux de réservation du parc, ce n’est pas près de s’arrêter.

 

Le Fellini du pauvre

On a beau regarder partout, difficile de trouver un équivalent à une entreprise comme celle du Puy du Fou. À la fois symbole culturel, exemple économique, instrument politique voire lieu d’évangélisation, le deuxième parc d’attractions de France – avec plus de deux millions de visiteurs par an –, fascine à tous les niveaux. Son storytelling, comme toutes les bonnes histoires, commence par une rencontre : celle de Philippe Le Jolis de Villiers de Saintignon avec un vieux château. Nous sommes en 1977, il a 27 ans et est étudiant à l’ENA. Dans une sorte d’épiphanie chateaubriantesque, il s’imagine faire renaître ces ruines grâce à un gigantesque spectacle vivant qui retracerait l’histoire de la Vendée à travers la vie d’une famille. Dans la foulée, il invente le terme « cinéscénie » et sèche les cours, sous le regard moqueur de ses camarades énarques qui le surnomment « le Fellini du pauvre ». Voilà pour la genèse, racontée en détails dans un livre d’entretiens paru en 1997, réédité et amendé tous les deux ans, au fil des inimitiés politiques du vicomte. Aujourd’hui, la cinéscénie, fièrement présentée comme « le plus grand spectacle nocturne du monde, complètement indépendant de subventions publiques », est assurée par une armée d’environ 4000 bénévoles venus principalement des villages alentour. Une véritable communauté dévouée corps et âme au Puy du Fou, avec ses codes, son folklore et un nom : les Puyfolais.

« Au village des Herbiers, tout le monde a un Puyfolais dans son entourage », lâche le patron du Barbatruc, troquet incontournable du coin. Régulièrement, il sert des coups à ceux qu’il nomme en rigolant les « membres de la secte ». Pourtant en terrasse ou chez les autres commerçants, aucun signe des bénévoles. Si l’on compte des Puyfolais parmi ses amis, on préfère ne pas donner le contact et s’en remettre à la direction du parc qui verrouille toute communication. Un bénévole historique, responsable d’une partie des tribunes, avait accepté de témoigner avant de se rétracter. Puis d’en référer à sa hiérarchie : « Vous comprenez, les choses sont tendues en ce moment, tout le monde est à cran depuis la sortie du livre. »

 

Un clan au pouvoir

Assez explicitement, le livre en question s’intitule : Puy du Fou, la grande trahison. Sorti en avril dernier, l’ouvrage a fait l’effet d’une bombe dans le paisible haut bocage. Notamment parce que l’autrice Christine Chamard, journaliste indépendante passée par Valeurs actuelles et ancienne bénévole au Puy du Fou, revient en détail sur une période agitée de l’histoire du parc. L’année 2009-2010 marquée par le départ plus ou moins volontaire de nombreux membres suite à l’éviction de Bruno Retailleau – ex-bras droit et « fils spirituel » de Philippe de Villiers – aujourd’hui président du groupe Les Républicains au Sénat. Une histoire de trahison, de conflit d’ambitions politiques entre mâles, où l’on se traite de Brutus, de Judas et de putschiste, dans la plus pure tradition de la droite française.

Dans son livre, la journaliste décrit la mainmise méthodique du clan Villiers sur les diverses sociétés du parc, dont la plus importante, la SAS Grand Parc, traditionnellement détenue par l’association des bénévoles. Créateur de la plupart des spectacles du parc (valorisés comptablement jusqu’à trois millions d’euros), Philipe de Villiers en cède les droits à l’association contre des parts dans la société mère. En 2017, les Puyfolais qui détenaient l’intégralité des actions de la société ont vu leur participation dans l’entreprise réduite de moitié. À chaque nouvelle création, le vicomte assoit un peu plus son emprise sur le château, s’assurant le contrôle sur une entreprise qui génère plus de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel.

À la maison de la presse des Herbiers, le livre de Christine Chamard trône en bonne place au rayon « Histoire de la Vendée », à côté de tous les romans historiques signés par Philippe de Villiers. « J’ai vu des familles se déchirer entre les pro-Retailleau et les pro-Villiers... Alors, forcément, quand le livre est sorti, ça a été clivant ! », explique le libraire Jacques Fillon, en précisant qu’il n’a aucun lien de parenté avec l’ancien Premier ministre de Nicolas Sarkozy. Il jure n’avoir reçu aucune pression au moment de la parution : « Le pire, c’est la pression qu’on peut se mettre soi-même. S’il n’a plus de mandat politique, de Villiers garde une certaine aura. » Sa femme Francine a elle aussi participé à la cinéscénie, mais s’est retirée « avant toutes ces histoires ». Elle se souvient, nostalgique, de la camaraderie qui régnait entre figurants. « On était répartis en différents villages, divisés en cabanes. Moi, j’étais à La Pêcherie, dans la cabane des Chouettes. » Jouant une « brave Vendéenne » sur scène, Francine est morte des dizaines de fois sous les balles des révolutionnaires. « Il y avait deux femmes qui ont donné toute leur vie au spectacle. Mais elles se sont fait virer du jour au lendemain, pour avoir pris le parti de Bruno Retailleau. Si j’étais restée dans la cabane, je ne sais pas comment j’aurais réagi. »

 

 

Utopie de droite

Aux racines de cette aventure, qui prend des allures d’utopie où s’entremêlent fraternité chrétienne, gaullisme social et fierté régionale, il y a l’engagement d’un homme : Jean-Marie Delahaye, président de l’association pendant trente ans et mémoire vivante des Puyfolais. Ancien maire des Epesses, la commune où est implanté le parc, il a sillonné le bocage pour aller chercher un par un les « apôtres » de la première saison, il y a quarante-deux ans. Il dénicha 350 personnes, auxquelles il s’adressa dans un discours mémorable, qu’il rejoue depuis la cuisine de son pavillon. « À partir d’aujourd’hui, je veux que chacun se dépouille de ses habits du quotidien pour rentrer dans son costume. Que tout le monde se tutoie comme dans une famille ; du pharmacien en peintre au bâtiment, abolissons les différences : nous sommes tous Puyfolais. » Jean-Marie termine en abattant ses grandes mains de plâtrier sur la toile cirée, faisant vibrer les livres de Jacques Chirac sur l’étagère. Pour s’être opposé à l’éviction de Bruno Retailleau, qui assurait la mise en scène « pendant que Philippe faisait ses conneries politiques au niveau national », il s’est définitivement brouillé avec lui. Il quitta ses fonctions de président, laissant le champ libre à Nicolas de Villiers, également directeur du Grand Parc. À 81 ans, Jean-Marie regarde tristement une œuvre collective tomber dans l’escarcelle d’un clan, mais il préfère se concentrer sur les bons souvenirs. « J’ai vu des gens se révéler au Puy du Fou, poussés par la puissance de la sono, la grandeur du spectacle et la fierté d’être identifiés à leurs grands- pères ou leurs arrière-grands-pères. »

 

Au centre-ville des Herbiers,ville voisine du Puy du Fou

 

Que ce soit à travers la cinéscénie ou les scénarios qu’il crée pour le Puy du Fou, Philippe de Villiers n’en finit pas de faire vibrer la corde historique qui lie les Vendéens au traumatisme de la Révolution française. Dans Le Dernier Panache (2017), un spectacle où les gradins tournent à 360 °, il retrace l’histoire du général Charette – héros de l’insurrection vendéenne auquel il s’identifie personnellement – aux prises avec les « colonnes infernales » de la Terreur. Les mots « extermination », « purification » et « dépopulation » y sont martelés jusqu’à écœurement avant que le chiffre de 300 000 morts ne soit annoncé en guise de générique. Un nombre deux fois plus élevé que celui généralement admis par les spécialistes des guerres de Vendée, une période historique encore très vivante sur  le territoire. Pour s’en persuader, il suffit de se rendre au salon du livre organisé par l’Hyper U des Herbiers. Sur la dizaine d’auteurs exposés, au moins la moitié présente un ouvrage sur les guerres de Vendée. Parmi eux, Régine Albert dédicace son dernier roman, relatant son expérience de militante au sein de la Jeunesse ouvrière chrétienne. « Il y a avait un peu des JOC dans les débuts du Puy du Fou », analyse cette bénévole de la première heure. Avec son mari, ils furent les premiers à prêter leurs canassons à M. de Villiers « pour qu’il puisse constituer sa petite armée ». « Le Puy du Fou a sorti la Vendée de l’oubli, il nous a redonné notre fierté à travers l’histoire. Moi-même, mes ancêtres ont été massacrés par les colonnes infernales. » Si elle juge positifs les apports de la Révolution, Régine s’interroge sincèrement : « Quand même, était-il vraiment nécessaire de tuer le roi ? » Laissant la question sans réponse, l’ouvrière devenue patronne, poète à ses heures perdues, avoue sa déception quant à la tournure politique qu’a pris le Puy du Fou. Pour elle, tout s’est arrêté en 1989, lorsque des Puyfolais se sont vu refuser l’accès à une messe donnée au parc par le cardinal polonais Józef Glemp. « Voir tous ces politiques, qui n’avaient pas payé un sou, assister à la messe alors que nos braves gars restaient dehors, je n’ai pas pu supporter. »

 

 

« En prenant les enfants puyfolais depuis le berceau, Philippe de Villiers cherche à créer une génération de vassaux qui lui soit complètement acquise »

 

Sécession

Christine et Michel Chamard ont rejoint l’aventure puyfolaise bien après l’affaire du cardinal. Couple non grata au Puy du Fou, ils reçoivent dans leur joli corps de ferme. Dans le ciel au-dessus du jardin, le ballon dirigeable flanqué des armoiries du parc surplombe le bocage. C’est en 1993 qu’ils décidèrent de tout plaquer pour s’installer en Vendée, séduits par le projet et la personnalité « charmeuse et séduisante » de Philippe de Villiers. « J’étais responsable du service politique au Figaro. On m’a pris pour un fou de quitter mon poste pour m’installer ici, au bout du monde », explique Michel, ex-adhérent du Mouvement pour la France, responsable culturel au conseil général à l’époque où le vicomte y régnait en maître. Comme d’autres, il a été attiré par cette « terre de valeurs un peu fantasmée, sorte de réserve naturelle pour les Parisiens de droite ». À l’instar d’Emmanuel Macron, qui fit son coming-out au parc en 2016, déclarant après une course de chars romains : « L’honnêteté m’oblige à vous dire que je ne suis pas socialiste. » Plus récemment, Marine Le Pen fêtait la victoire de son parti aux élections européennes dans le faux colisée du Puy du Fou, là où se joue deux fois par jour Le Signe du triomphe. Fanfaronnant sur un attelage, elle remerciait, sur Twitter, « tous ceux qui lui avaient permis de passer la ligne d’arrivée en tête ».

 

Michel Chamard est l’auteur d’un livre d’interview avec Philippe de Villiers,
réédité tous les deux ans et amendé au grès des conflits politiques du vicomte.
 

Depuis la crise de 2009, la communauté puyfolaise s’est repliée sur elle-même. Dans les rues des Epesses ou des Herbiers, on murmure les mots « sécession », « autonomie », voire même « radicalisation ». Pour Christine Chamard, il ne fait aucun doute que le Puy du Fou s’est transformé en une forme de « principauté d’opérette ». Principalement parce que le parc d’attractions se dote progressivement de tous les attributs symboliques d’une enclave indépendante. Ce qui s’apparentait au départ à une forme de folklore un peu kitsch, comme la création des armoi- ries du château, de l’hymne officiel et du monument aux morts, revêt ces derniers temps une autre dimension. Notamment avec la création de l’école du Puy du Fou. En 2018, après une maternelle et une école primaire, le clan Villiers a ouvert deux classes non mixtes de 6e dédiées aux arts du spectacle. En uniforme obligatoire, les jeunes col- légiens s’initient au combat à l’épée, à l’équitation et aux cascades. Chaque semaine, ils hissent les couleurs du parc d’attractions en chantant l’hymne. « En prenant les enfants puyfolais depuis le berceau, Philippe de Villiers cherche à créer une génération de vassaux qui lui soit complètement acquise », analyse Régine Albert.

 

« Ils attendaient de moi que je parle du Puy du Fou comme d’un lieu d’annonce de la foi. Un parc d’attractions n’a pas vocation à être un lieu d’évangélisation »

- Paul Morineau, curé des Épesses

 

Trouble dans la paroisse

Le registre où s’exprime le mieux cette autonomisation progressive est sans doute le religieux. L’abbé Paul Morineau, curé de la paroisse Saint-Jean-Baptiste à laquelle est rattaché le Puy du Fou, en sait quelque chose. Arrivé en Vendée en 2013, il est rapidement contacté par la direction du parc qui lui demande expressément d’organiser une messe supplémentaire. « Officiellement, c’était parce qu’avec la cinéscénie le week-end, les bénévoles n’avaient pas le temps de venir à l’office le samedi soir ou le dimanche matin. » Après enquête auprès de ses paroissiens puyfolais, il juge cette messe supplémentaire superflue. Mais lorsqu’il s’apprête à faire part de sa décision au Puy du Fou, il apprend que des messes sont déjà données tous les dimanches, dans une aile du château, par des prêtres de l’association. « Ils ont mis ça en place sans mon aval, directement avec l’évêché. » Une décision que le père Morineau regrette, d’autant plus que ces messes ne sont accessibles qu’aux bénévoles. Dissimulée derrière un bosquet du parc une jeune salariée déguisée en serveuse du XIXe chuchote qu’on lui a interdit l’office sous prétexte qu’elle n’était pas puyfolaise...

 

«L’anneau de Jeanne d’Arc » a été acheté 378 000 euros, en 2016, avec les dons des Puyfolais.

 

Pour ne pas « nourrir la polémique », l’abbé Morineau continue à célébrer la messe annuelle de l’association, jusqu’à être remercié par la direction, il y a deux ans. En cause : une homélie où il qualifia le Puy du Fou de « parc de loisirs où il fait bon se distraire et se détendre en famille ». « Ça ne leur a pas plu du tout, ils ont trouvé ça trop léger. Ils attendaient de moi que je parle du parc comme d’un lieu d’annonce de la foi. Je ne suis pas prêt à assumer ça, un parc d’attractions n’a pas vocation à être un lieu d’évangélisation. » L’illustration la plus criante de ce mélange des genres reste l’épisode de l’anneau de Jeanne d’Arc. Acheté aux enchères 378 000 euros grâce aux dons de la communauté, cet objet, à l’authenticité plus que contestée, a été rapporté au Puy du Fou lors d’une cérémonie grandiloquente, mêlant les enfants de l’école, des faux cavaliers, des faux poilus, mais de vrais élèves de l’école de Saint-Cyr. La relique sacrée a aujourd’hui été intégrée à la Renaissance du château, une attraction du parc où l’on croise des automates en armure, des morts vivants et où l’on peut faire des courbettes devant un acteur jouant François Ier.

L’abbé Paul Morineau, qui confie « ne pas être trop relique », n’est pas allé voir l’anneau. S’il s’avoue sceptique sur son authenticité, il interroge surtout l’instrumentalisation de la religion à des fins promotionnelles ou idéologiques. « Leur manière d’aborder la religion a créé du trouble parmi les chrétiens. Ma problématique à moi, c’est de garder la communion dans la paroisse. » Des considérations dont ne s’est pas embarrassé le cardinal Sarah lors de sa venue au Puy du Fou en 2017. Après avoir assisté à la course de chars en compagnie de Philippe et Nicolas de Villiers, son éminence du Vatican a rendu hommage aux Puyfolais. « Je vous le dis solennellement : votre œuvre est juste et nécessaire, c’est une œuvre voulue et inspirée par Dieu, et soutenue par le sang des martyrs. [...] Elle est donc bien plus qu’une œuvre humaine, elle est comme une œuvre d’Église, une liturgie à la louange de Dieu. » Au nom du père, du prince et du parc d’attractions, amen.

 

 

Texte : Thomas Ancona-Léger

Photographies : Basile Mookherjee, pour Mouvement

 

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