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Depuis Reality (2012), en passant par Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni (2013), et Il cielo non è un fondale (2016) – pièces présentées précédemment au Festival d’Automne à Paris –, Daria Deflorian et Antonio Tagliarini ne pratiquent l’illustration qu’en pointillés de plus en plus ténus. Les témoignages, enquêtes, récits, fictions, écrits auxquels ils se réfèrent sont des invitations à ouvrir et déployer un champ purement scénique qu’ils fraient sans perdre de vue leurs prémices. Ils sont des miroirs de notre temps et de leurs expériences, des miroirs où les metteurs en scène-acteurs s’observent en train de composer leur pièce, où ils reviennent faire leurs raccords, avant de réajuster les distances, les espaces, les propos en fonction des besoins d’une scène conçue comme un seul corps vivant. Dans cet organisme, chaque acteur et chaque objet est prié de manifester sa singularité. Avant de la verser au collectif.

 

Dépression généralisée

Dans Quasi niente (Presque rien), c’est au Désert rouge (Il Deserto rosso, 1964) d’Antonioni que Deflorian/Tagliarini se mirent. Non pas au film en soi, à la puissance de sa composition plastique, aux rapports de classe ouvriers/patrons, aux enjeux d’une problématique monde rural/monde industriel à peine effleurée – même si les signes du désastre étaient patents, on ne parlait guère de catastrophe écologique alors, mais de modernité (« Le progrès est désirable, comme la révolution », commentait Antonioni). C’est l’effondrement de Giuliana (Monica Vitti), la manière dont les personnages des mari et amant (Ugo et Corrado) le vivent qui est au centre de Quasi niente. Le mot de dépression y absorbe tout autre, comme il absorbe les cinq personnages de Deflorian/Tagliarini. Comment vivre avec cette plaie impossible à cicatriser ?

« Ce n’est pas le monde industriel qui provoque la névrose de Giuliana, dira encore Antonioni, la névrose était déjà en elle, mais le milieu provoque l’éclat de cette crise. » C’est précisément cet éclat, cet éclatement, que tentent de saisir les personnages de Quasi niente. À ceux et celles – surtout celles – victimes de cette crise de longue date, l’invocation de Giuliana autorise à témoigner avec volubilité, avec passion, des atteintes au moi. Ils et elles peuvent alors renvoyer ces éclats transformés vers les spectateurs, en les invitant à découvrir ce qui s’y ajusterait chez eux. Quelle trajectoire empruntent ces reflets, comment traverse-t-elle les corps des acteurs, comment les modifie-t-elle ? Quels propos en émanent ? Quelle mémoire éveille-t-elle ? À vous maintenant.

Trois femmes et deux hommes se relaient. Sans noms propres, distribués en quatre classes d’âge. De la trentenaire à la « presque » sexagénaire, ils / elles couvrent trois décennies qui attestent la permanente actualité de Giuliana, sa présence continue. Chacun y va de son commerce avec elle. Même la plus jeune l’a rencontrée. Et si elle l’exprime en chansons – elle détient ce privilège réparateur –, ses paroles devraient pouvoir faire frémir d’autres lèvres. Pourtant, les voix qui s’élèvent sont sans réponses. Elles n’offrent guère prise au dialogue. Aucun autre n’est disponible. Hommes et femmes sont séparés, comme incapables de vivre ensemble, de jouer ensemble, de faire chœur. Et si les hommes s’observent plus au miroir d’Ugo et de Corrado, ils n’en sont pas moins touchés par l’épidémie. Giuliana devient l’appellation commune d’une névrose commune.

 

Quasi niente de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini. p. Claudia Pajewski

 

Le presque et le néant

Quand tout se délite, seul le jeu permet de garder une consistance. Pour éviter d’être emporté, s’accroche qui peut aux éléments stables. Des objets, ancrés dans le passé. Un fauteuil, tiré de la rue, lourd des attentions dues aux rescapés, dispense la douceur refusée. Son contact aide à poursuivre. Une commode recèle les baumes de secrets souvenirs. Elle est chargée d’esprits frappeurs qui témoignent de fantômes plus bienveillants qu’inquiétants. Chaque meuble forme une réserve de muscles, d’os et d’espoir, qui soutient jusqu’au lendemain. Ils sont des miroirs qui valent bien Giuliana, Ugo et Corrado. D’une armoire, un tiroir invisible déverse une cargaison de livres au sol. Eux aussi ont leur part, leur partition, dans la pièce. C’est le moment où, avec le plus grand naturel, les personnages acteurs font le poirier. Un état stationnaire. Quelle perspective autorise pareil renversement ?

Parmi les titres dispersés, une bonne vue discernera peut-être L’amour d’une honnête femme d’Alice Munro ; C’est de l’eau de David Foster Wallace ; La végétarienne de Han Kang ; Le journal d’une année noire de Coetzee ; ou les Écrits d’Antonioni… Un solide programme de lectures, un palliatif au mal jusqu’à un certain point. Mais c’est L’espulsione dell’Altro (Die Austreibung des Anderen – encore non traduit en français), du philosophe allemand Byung-chul Han, que donne à entendre Daria Deflorian avant d’interpeller celle qui est « marquée à vie par le sens de son inutilité », celle qui est une « nullité », celle qui n’est « rien ». Le quasi (presque), de Quasi niente, n’a pas été prononcé, probablement parce que le « presque » est précisément ce qui permet à la pièce d’aller de l’avant, vers un infini possible qui repousse le néant. Le « presque » du titre, mis en réserve, est sans nul doute ce « Presque du mystère », dont Jankélévitch, dans Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, écrivait qu’il « appelle notre respect ».

 

 > Quasi niente de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini, du 20 au 23 mars au Théâtre Garonne dans le cadre du festival In Extremis, Toulouse. 

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