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Vous puisez l’inspiration de vos pièces dans des sensations qui relèvent le plus souvent de l’intime. Quel a été le point de départ émotionnel de Everything and More, ce film tourné dans un laboratoire qui reproduit les effets antigravitationnels ?  

« Ce travail a commencé lorsque j’ai vu les films Gravity et Interstellar. En sortant du cinéma, j’ai ressenti une dislocation. D’un coup je me suis demandé : Où suis-je ? Que se passe-t-il ? Ce qui était plutôt étrange parce que je venais simplement de voir un film, du son, des images. Rien d’extraordinaire en soi, et pourtant, j’ai senti une réelle différence dans ma relation à la rue, comme une forme de détachement au monde.

Quelques semaines plus tard, je rangeais mon appartement en écoutant la radio. Une interview de l’astronaute David Wolf était diffusée et encore une fois je me suis sentie disloquée, détachée. Il décrivait son expérience dans l’espace – être dehors dans le vide, à un moment où la Terre était dans une pure obscurité –, puis il a parlé de son retour et de la manière dont il avait accédé à de nouvelles odeurs, couleurs, un poids différent. Son retour a modifié sa manière d’absorber et de percevoir son environnement. J’ai donc commencé à songer : que ce serait-t-il passé si nos corps n’avaient pas évolué dans les conditions terrestres ? Aujourd’hui, on ne peut « voir » qu’une fraction de ce qui nous entoure, parce que nos corps sont marqués par des milliards d’années, ils sont comme un tamis ou des éponges. Mais s’ils avaient évolué différemment, s’ils avaient évolué dans l’espace, que ce serait-t-il passé ? Quelles fréquences du monde se seraient ouvertes à nous ? Que serions-nous ? Comment cela aurait changé notre idée de la mort ?

 

 Extrait de Everything and More de Rachel Rose

 

Cette dislocation dont vous parlez, est-ce l’effet que vous souhaitez provoquer dans le corps du spectateur ?

« Dans l’installation, certains écrans sont transparents et la salle, elle, est remplie de lumière. Je voulais que le spectateur ait l’impression d’être entre le monde et le film, simuler une forme de sortie dans l’espace où tout semblerait virtuel.

 

Vous vous intéressez à la science contemporaine, de la cryogénie à la robotique dans le film Sitting Feeding Sleeping. Quelle est votre relation aux technologies et à l’idée de progrès ?

« Quand j’ai fait Sitting Feeding Sleeping je ne pensais pas tellement au futur. Je pensais plutôt au présent, à notre vie quotidienne, détachée de la nature et du monde sauvage. Ce détachement nous plonge dans un état constant d’abstraction. J’étais curieuse de comprendre comment cela nous affecte émotionnellement. J’y ai vu un parallèle, d’une part, avec les animaux vivant dans les zoos : ils évoluent eux aussi dans une simulation de ce que cela pourrait être de vivre dans la nature. De la même manière, j’ai essayé de voir comment cela pouvait être similaire à un robot ou une intelligence artificielle, développé pour répondre aux attentes des humains et travailler avec eux.

 

Extrait de Sitting Feeding Sleeping de Rachel Rose
 

Avec Lake Valley vous mettez en scène la transition de l’enfance à l’adolescence, dans un film qui suit un personnage chimérique ressemblant quelque peu à un lapin. Est-ce aussi lié à votre propre histoire ?

« Lorsque j’ai réalisé ce film d’animation, j’avais 28 ans et je pensais au phénomène du « retour de Saturne » : une théorie astrologique selon laquelle à cet âge, on accède à un nouveau sens des responsabilités et quelque part, à l’âge adulte. Je voulais faire un travail simplement sur cela : c’est quoi avoir 28 ans ? Mes travaux naissent habituellement de quelque chose de très basique, d’aussi simple qu’un détail, et s’élargissent progressivement. Rapidement, je me suis intéressée alors à l’histoire de l’enfance, parce que l’âge adulte est toujours conscientisé en relation avec l’enfance. Cela m’a ensuite menée à l’invention de la littérature jeunesse et de son impact sur la définition de la famille comme nucléaire. Puis conduit vers les thèmes de l’abandon et de la solitude qui traversèrent ces histoires.

 

 

Dans Caliban et la Sorcière, l’autrice et théoricienne Silvia Federici analyse le moment historique de « l’accumulation primitive » qui a entrainé la privatisation des terres appartenant collectivement aux communautés et s’est accompagné d’une chasse aux « sorcières ». Votre film Wil-o-Wisp, s’intéresse à ce mouvement des « enclosure » - qui a eu lieu en Angleterre au XVIe siècle – et auquel vous associez la disparition de la magie. Aujourd’hui, peut-on dire que la spiritualité revient dans nos vies ?

« Dans une de ses conceptions anciennes, la magie peut être vue comme une forme d’animisme. La magie habitait les forêts. Que lui est-il arrivé à l’époque des déforestations massives et violentes ? Où est-elle partie ? A-t-elle été captée par le capitalisme et injectée dans nos cartes de crédit ?  Et comment continuons-nous à vivre avec la magie, même si on ne l’appelle plus comme ça aujourd’hui ? On pense vivre dans une société démystifiée, mais en réalité elle est remplie de magie. Peut-importe que ce soit bien ou mal, nous avons séparé l’idée de la transformation de la nature pour la relier à l’argent. Prenons l’avion, allons là, changeons de coupe de cheveux, teignons-les en une autre couleur, achetons cette chose : tout ceci pour être une personne différente. Cette idée est magique.

 

 Extrait de Wil-o-Wisp de Rachel Rose

 

Vous expérimentez donc la magie ?

« Bien sûr. Mais une magie qui est permise par le capitalisme. Écouter de la musique, aller au concert, regarder un film, bouger son corps d’une certaine façon, sont des expériences magiques. Néanmoins l’expérience magique la plus complète que j’ai eu, et qui n’a rien à voir avec l’argent, c’est celle d’avoir un enfant.

 

Les sculptures aux formes ovoïdes sont une autre partie de votre travail. Comment sont-elles connectées à vos films ?

« Je ne sais pas pourquoi, mais depuis 8 ans environ, il y a des œufs dans tous mes travaux. Quand je suis tombée enceinte, je pensais à cette magie de produire une nouvelle vie et j’ai commencé ces sculptures. Elles sont constituées de verre et de pierre, soit un seul matériau – le verre vient du sable, et le sable de la pierre – mais de temporalité différente : la pierre met des milliers d’années à se créer et le verre se forme en une seconde, littéralement. Il s’agit d’une image de la vie qui se forme dans un corps : il a fallu des milliers d’années pour créer ce processus, cet ADN, et il me faut un instant pour créer une personne. »

 

 

> Rachel Rose, jusqu’au 13 septembre à la fondation Lafayette Anticipation à Paris

Photo 1 : Rachel Rose, Lake Valley, 2016, vidéo p. Rachel Rose, courtesy de l’artiste, Galerie Pilar Corrias Londres et entreprise Gavin Brown’s, New York / Rome

Photo 2 : Vue de l'exposition p. Andrea Rossetti, Lafayette Anticipations

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