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Affordable Solution for Better Living est un manifeste très dur envers l’époque... Pourquoi avoir choisi le théâtre pour l’exprimer ?

Steven Michel : « Au théâtre, les grandes choses peuvent se mêler à des questions plus intimes. On investit le théâtre comme on ferait une étude anthropologique sur l'Homme, son environnement, ses envies, ses désirs, ses peurs, ses rêves. Ce médium se remet constamment en question, il n’a pas peur de faire face à ses limites, à les interroger, à renverser les codes, les normes, à s'insérer dans les mécanismes du monde.

Théo Mercier : « Ce n’est peut-être qu’une illusion, mais je trouve effectivement que la subversion s’exprime avec plus de vigueur au théâtre que partout ailleurs. Il y a quelque chose d’encore intact dans le spectacle vivant, qui me touche beaucoup. C’est un environnement qui m’a toujours plus attiré. Depuis toujours, je me sens plus spectateur de pièces que visiteurs d’expositions.

 

Comment avez-vous travaillé ensemble ?

T. M. : «  On a pu passer plusieurs semaines dans un espace noir, sans téléphone, ni contacts avec le monde extérieur. C’est rarissime aujourd’hui de pouvoir se dégager autant d’espace, juste pour créer. J’ai de plus en plus de mal à pouvoir déclencher des situations similaires dans mon métier de sculpteur par exemple. Cette pièce est une œuvre à quatre-mains, entièrement co-écrite avec Steven Michel. Steven m’avait marqué par son approche très automatique du corps humain. Dans son travail, le corps est véritablement entre l’objet et la machine, une machine qui réagit à des impulsions. Ce rapport au corps mécanique m’intéresse beaucoup. Pour ma part, dans ma pratique de sculpteur, je pousse les objets à être les plus vivants, les plus humains possibles. À donner au regard la sensation du mouvement, avec des objets chorégraphiés, qui prétendent la chute, ou l’extrême précarité de leur équilibre. Dans ma pratique de metteur en scène, j’ai cette tentation de faire du corps un objet. C’était le cas avec mon premier spectacle Du futur faisons table rase avec François Chaignaud, mais également dans Radio Vinci Park, avec ce motard figé pendant 40 minutes.

 

Comment cette fameuse étagère Ikea – modèle Kallax – s’est-elle retrouvée sur scène ?

T.M. : « On s’est dit que, grâce à cette pièce de mobilier discount dont le montage se fait sur scène, nous allions pouvoir expérimenter la magie du théâtre (rires). J’aime l’idée de travailler avec des objets que je n’utiliserais jamais dans mon travail de plasticien. Des objets faits de choses qui me dégoûtent (rires) à peu près. Des objets que je regarde avec de la distance. Amener cette étagère à vinyles sur un plateau, c’est une façon de m’amener dans l’inconfort, de me prendre moi-même au dépourvu.

S.M. : « En tant que danseur, j’ai voulu me rendre conforme à l'idéologie des grandes marques, en répondant à leur cahier des charges. En obéissant à leurs règles. Le personnage satisfait ses désirs à travers les doctrines des multinationales. Les mouvements ont été créés à partir de modes d'emploi Ikea. La chorégraphie est déterminée, entre autres, par le montage d'un meuble sur scène.

 

Cette pièce de mobilier présente-t-elle tout de même des proportions plastiques intéressantes ?

T.M. : « Dans ces lignes oui, autant qu’une barre HLM ou qu’un monument mussolinien (rires) !

S.M. : « La façon qu’a Ikea d’empoigner la question esthétique, et de la régler pour tous le monde, bien à l’abri dans des entrepôts, est illusoire.

T.M. : « Avec Steven, ça nous a intéressé de travailler sur cette illusion du choix esthétique, de la liberté, l’illusion du do-it-yourself, du beau pour tous. En même temps, je me suis dit que c’est dans cet objet, conventionnel, universel, dans la non-matière qui le compose, que je pouvais être le plus contestataire. Notre idée de départ était de dire comment les grandes puissances commerciales chorégraphient nos corps. Et à quel point elles touchent l’intime. Le corps du danseur est en deux états. Il y a donc deux costumes. Un premier dans lequel Steven est revêtu d’un imprimé, un corps de surface, mâle, athlétique, bricoleur, caucasien… Standard. Au même titre que l’étagère est en faux bois, on a là un corps en fausse-peau.

 

Comment avez-vous pensé la dualité du personnage ?

S.M. : « Il s’agit de “l’homme-type”, un personnage extraverti, qui prend plaisir à accomplir des tâches conventionnelles. Cet homme-type est enthousiaste, sociable, réactif. Cet état laisse alors place à un second niveau de conscience et d’attitudes. Devenu lui-même objet de consommation, ce corps “certifié-conforme”, se transforme alors en objet de désir, avant de se consumer, inexorablement.

T.M. : « Au contraire du meuble Ikea, qui contient de la sciure compressée, de la colle et surtout du vide, le corps du danseur va alors se dépecer. Et donner à voir sa folie pure, son sang. On passe ainsi de la surface à l’intime, à travers l’écroulement mental du personnage.

S.M. : « Ce deuxième état du personnage, c’est “l’écorché”. Un homme introverti, tout en pulpe. Un personnage solitaire, en proie au doute, aux souvenirs et au passé.

 

Il y a un sens esthétique très poussé dans cette pièce et, dans le même temps une violence sourde, qui ne lâche pas le spectateur.

T.M. : « Lorsqu’on a commencé à monter la pièce, on s’étonnait tous qu’il n’y ait pas de destruction de matériel sur scène. Et puis, au fur et à mesure de l’avancée de la création du spectacle, la dimension brutale s’est invitée, comme une nécessité.

S.M. : « Le corps du personnage est soumis à des contraintes assez brutales, la maîtrise du geste, la lutte contre l'épuisement, le costume qui l’étouffe, la voix-off qui scande ses mouvement… Par ailleurs, la brutalité de la pièce se trouve aussi dans son côté aseptisé, son minimalisme. La forme du spectacle est froide.

T.M. : « En même temps, le corps dans Affordable n'est pas soumis.

S.M. : « Non, c’est un corps en lutte.

T.M. : « C’est effectivement une pièce assez violente.

 

Une violence également portée par le langage. Ce sont les mots et la parole qui trahissent et contaminent en premier le personnage…

T.M. : « Le langage est un élément contaminant, mais ce n’est pas le seul. L’idée est justement de ne pas trop savoir comment débute cette contamination du corps… Parce qu’avec Steven, nous ne voulions pas non plus d’un corps simplement illustratif. La parole nous a permis ici d’évoquer la schizophrénie, la multiplicité d’un seul individu qui porte en réalité mille individualités. On se retrouve ainsi avec cet espèce de monstre à mille à têtes sur scène. La voix est invoquée avec un premier personnage omniscient, un espèce de Big Brother qui félicite, ordonne, observe. Et puis, cette voix se télescope avec d’autres, dont la petite voix intérieure du personnage. La parole s’empile. Le corps devient réceptacle. Cet échantillonnage monstrueux nous permet de jouer sur la porosité entre les mondes. Nous voulions que la limite soie très fine entre les champs de la surveillance, de la folie, du patronat ou même du vécu du personnage. »

 

Propos recueillis par Théophile Pillault

 

> Affordable Solution for Better Living de Théo Mercier et Steven Michel, les 16 et 17 novembre à Ménagerie de Verre, Paris

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