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Ils sont cinq autour d’une fosse au milieu d’une forêt, comme le suppose la vidéo projetée en fond de scène et le chant de quelques oiseaux qui perce ici et là. À l’image, le soleil filtre à travers des feuilles d’arbres. Dans la salle, la lumière artificielle ne s’éteint jamais tout à fait. Un laps de temps s’étire, le metteur en scène Marc Lainé a aménagé une faille pour ces personnages indéterminés. Leurs vêtements – jean, sweat, chemise – indiquent seulement leur plus totale banalité. Les cinq comédiens commencent à vider, le plus naturellement du monde, ce qui a tout l’air d’une tombe. Ils en sortent un sac à dos, l’ouvrent, se distribuent le butin : l’un s’empare d’un paquet de Pringles, un autre enfile un casque et démarre la playlist enregistrée sur le baladeur trouvé. « A splendid time is guaranteed for all » se met-il à fredonner, sourire aux lèvres. La douce naïveté de cet instant – qui s’apparente néanmoins à une profanation – n’arrive pas à faire oublier la scène éventrée sur laquelle ces individus sont rassemblés : premier signe d’une tension latente, d’une rupture avec l’ordre social et moral institué.

 

Un théâtre du motif

Les langues se délient. L’un des locuteurs décrit une fusillade dans les rues d’une ville d’Allemagne au ciel bleu (le détail a son importance). À côté de lui, la comédienne enchaîne sur la description d’une plage ensoleillée. La scène est idyllique : une femme allongée sur le sable, deux enfants qui jouent dans l’eau. Le narrateur adopte le point de vue du père, Werner, qui les filme : « C’est si beau, non, de garder une trace de tout ça… » Le premier personnage continue : un homme – le même Werner – est blessé, il rampe jusque chez lui et tue sa famille, il presse une arme sur sa tempe et tire, il se réveille. Les récits s’imbriquent et se télescopent, avec, en leitmotiv, toujours les même paroles des Beatles jusqu’à ce qu’un quatrième personnage décale le rythme : « A Splendid Time is not guaranteed for all ». Celui-ci prend en charge la seconde histoire : l’un des deux enfants disparaît dans la mer. Une seconde sans fin pour son frère resté dans le canot pneumatique. L’intensité du soleil qui frappe sur le bleu environnant plonge dans un état de sidération. Pas de dialogue ici mais plutôt la combinaison de réminiscences, un tissage d’instants furtifs, de détails, de motifs et de répétitions propres au rêve, tout entier porté par le texte de Simon Diard et son interprétation à cinq voix. Rien n’est stable, si ce n’est cette fosse creusée sur la scène, pas même les comédiens dont les interactions restent limitées. Ceux-ci s’avèrent davantage des entités poreuses, vectrices de paroles et d’images, que des véritables personnages.

 

p. Christophe Raynaud Delage

 

 

Filmer à travers les mots

Qu’il soit mis en abyme par le récit et la scénographie ou incrusté dans l’ADN du texte, le cinéma sous-tend l’ensemble de La Fusillade sur une plage d’Allemagne. Les mots et la distribution des répliques miment le vocabulaire d’une caméra – plan large/serré, zoom avant/arrière, travelling, ralenti – et le montage en séquences. Une écriture impressionniste d’un nouveau genre émerge dans les pas du 7e art, prêtant au rêve une tangibilité et trois dimensions, effaçant son opposition à la réalité. L’un des cinq narrateurs mentionne un nouveau personnage : un jeune homme fait irruption sur la plage, il avance armé, « la GoPro sanglée sur le torse filme imperturbablement la tuerie en plan rapproché ». Le temps se dilate encore – « La fin approche, ça ne servirait à rien de l’arrêter » – les balles pleuvent. Un jeu d’échos s’installe entre un chargeur 9 mm et une caméra 16 mm, entre l’existence et son enregistrement vidéo : « La bobine se dévide, imperturbable, à une vitesse proche de celle de la lumière. […] C’est ce qui est en train de se produire à l’instant. Une terrorisante traversée en avance rapide de la première à la toute dernière microseconde. Comme un éclair tiré à la surface de la vie. » On pense immédiatement au cinéaste de la « tétralogie de la mort », Gus Van Sant, dont le film Elephant retrace le massacre du lycée de Columbine perpétré par deux élèves en 1999, en éclatant les points de vues et la chronologie. Sans image, sans musique, sans reconstitution ni interprétation de la scène racontée, ce théâtre est basé sur la puissance évocatrice du texte. C’est la parole qui prend en charge le mouvement habituellement déroulé sur un plateau.

 

Jouer avec une paranoïa collective

Simon Diard joue avec une certaine virtuosité sur des signes et des motifs issus d’une culture et d’un imaginaire assénés aux masses, largement partagés par le public français. La profusion d’images et de vidéos de tueries, le radotage médiatique autour d’événements tels que les attentats de Paris, Londres et Bruxelles ou encore d'Oslo et d'Utøya, composent une large palette à l’auteur. Nul besoin de surenchérir, il faut savoir activer certains ancrages et entretenir la connivence avec son lecteur/spectateur. Cette démarche iconoclaste détourne à son avantage l’atmosphère de paranoïa, d’angoisse et de délation que certains médias, les contrôles systématiques à l’entrée des lieux publics et les discours officiels bellicistes contribuent à créer face au terrorisme et aux « tueurs de masse ». L’événement concret de la pièce se produit à sa toute fin et suspend la condamnation hâtive : au fond de la fosse, sur scène, le bourreau se confond avec la victime, la pulsion sexuelle avec celle de mort. On ôte la vie d’un jeune homme – une figure suspecte sur laquelle le groupe a projeté des fantasmes – « au beau milieu de l’été », « en plein soleil », « dans la tranquillité effrayante d’une forêt ». Simon Diard demande enfin, dans la rencontre en bord de scène avec le public : « Dans quelle mesure est-on capable de produire nous-même des actes violents pour se protéger ? » La fusillade sur une plage d’Allemagne pourrait avoir des points communs avec un combat de Judo – retourner la force et les qualités de l’adversaire contre lui – qu’il s’agisse de la littérature et du théâtre face au cinéma ou de l’individu en prise avec les délires collectifs et les comportements sociaux qui en découlent.

 

La fusillade sur une plage d’Allemagne de Simon Diard, mise en scène par Marc Lainé, a été présentée du 19 janvier au 10 février à Théâtre Ouvert, Pairs ; du 14 au 24 février au TNS, Strasbourg

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