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La première fois que la contorsionniste Angela Laurier est intervenue en prison, elle est très vite montée debout sur une table, a lancé quelque chose comme : « Bon, les gars, vous me rattrapez ? », et s’est laissée tomber en arrière, dans les bras d’un détenu. Un an plus tard, Ludovic Ritter, responsable des actions culturelles à La Brèche (Pôle national des arts du cirque de Basse-Normandie), qui l’accompagnait lors de ce premier atelier donné à la Maison d’arrêt de Cherbourg, en est encore assez sidéré. La suite des événements l’a convaincu de renouveler l’expérience. Même intervenante, autre prison, même sens de l’improvisation, pour une petite semaine de portés acrobatiques.

16 juillet. Quand on arrive face à la Maison d’arrêt de Coutances, prison de centre-ville construite en pierre de taille au XIXe siècle, on croirait presque voir un ancien corps de ferme. Si ce n’est que le parking attenant est surmonté de barbelés ; si ce n’est qu’à côté de l’imposante porte de bois, un garde en bleu marine vous fait montrer patte blanche à travers une guérite ; si ce n’est que dans le sas d’entrée, on laisse téléphone portable et tout autre objet non autorisé, avant de faire passer ce qui reste aux rayons x. Ludovic Ritter se souvient du jour où Ako et Apra, deux acrobates qu’il accompagnait en prison, sont arrivés avec un sac de poudre blanche. Par chance, le fils du directeur faisait de l’escalade : il connaissait la magnésie. Les quelques balles de jonglage que Ludovic fait cette fois passer pour apporter un contrepoint (plus évidemment abordable) aux portés acrobatiques d’Angela Laurier suscitent moins de circonspection. Une première grille blanche qui mène à l’espace administratif s’ouvre d’un coup de buzzer. Sur la seconde, le mot détention s’affiche en lettres capitales. Reste à longer, sous escorte, des portes de cellules murées derrière leur œilleton, pour rejoindre la salle polyvalente que l’animateur sportif a équipée pour l’occasion de tapis de judo. Trop basse de plafond pour prétendre à des portés debout, il faudra agir au sol. Certains matons prendront soin de nous y enfermer le temps de faire monter les détenus participants. Pour éviter qu’on ne soit « agressés de l’extérieur ». Par une micro-fenêtre grillagée, on aperçoit la cour de promenade. Quelques silhouettes y tournent en rond, entre quatre murs surmontés de barbelés dans lesquels ont échoué trois ballons de foot.

Ils sont huit à avoir signé pour les ateliers « d’acrobatie et de jonglage », et les voilà à leur tour escortés dans la salle, soigneusement refermée. L’heure est aux présentations. Angela Laurier se déverse dans le désordre, entre deux étirements. Saltimbanque venue de la rue, acrobate, voltigeuse, co-fondatrice du Cirque du Soleil – quitté en 1988, avant qu’il ne devienne « une multinationale des arts du cirque ». Ayant commis, depuis, ses propres spectacles, dont L’Angela bête, « une sorte de comédie musicale », où elle raconte son parcours (baroque), et la contorsion comme une forme d’aliénation, choisie pile au moment où son frère schizophrène connaissait ses premiers internements en hôpital psychiatrique… À cinquante ans passés, elle se résout doucement à lâcher les entraînements contorsionnistes. Elle ne le dit pas, mais sa spécialité, dans la vie comme en spectacle, c’est de mettre ses tripes sur la table, sans autre forme de procès à la folie ordinaire. Face à elle, les uns et les autres évoquent leur émerveillement pour « les gens qui arrivent à se tordre dans tous les sens », leurs souvenirs de l’émission télévisée La piste aux étoiles, leur passion pour les voitures de sport. Bruno* s’initierait bien au jonglage, histoire d’épater sa fille. Hamid* aussi, pour d’autre raisons : « La cellule, c’est comme une grotte, il faut en sortir un peu et visiter d’autres choses. » Il a une vingtaine d’années, une gueule plus grande que lui, et se sent tout rouillé, mais prêt à faire des galipettes, là, tout de suite. Encore faut-il s’échauffer. Puis passer par la case poirier, histoire de s’affermir les poignets et maîtriser le fouetté (des jambes contre le mur), avant d’entendre la dame Laurier claironner : « Bon. Qui veut me porter ? » Une heure après son arrivée, l’artiste navigue déjà gaiement sur bras et jambes tendues de ces messieurs, à l’horizontale ou à la verticale, tête en haut ou tête en bas. Et dans un joyeux brouhaha, les porteurs des uns se font voltigeurs des autres. À l’exception de Martin*, qui se dit exclusivement porteur dans l’âme. Il faut dire que « dehors, [il] porte des parpaings ».

Quelques passes de jongle plus tard, la séance s’achève. Dans les parties administratives à pierre apparentes et colombages, le directeur des lieux nous offre le cidre. Monsieur Gaillard a le goût des petits établissements. La Maison d’arrêt de Coutances (« une quarantaine de personnels ») « n’a rien à envier, dit-il, aux gros établissements déshumanisés où l’on ne fait que de la sécu, du traitement pénitentiaire industriel ». Lui se targue de connaître le nom de presque tous les détenus. « Ce qui est compliqué, ici, c’est l’hébergement collectif. Les détenus sont en dortoirs. » Ils sont près de 80, pour les 48 places que compte officiellement Coutances. Depuis que La Manche s’est dotée d’une coordinatrice culturelle (1), le directeur de la maison d’arrêt accueille une vingtaine d’actions artistiques par an qui ont « gagné en variété ». Il s’y prête de bonne grâce, tout en avouant, placide, y être « assez peu sensible ». « Il y a d’autres sujets tout aussi importants, voire plus. Comme la prévention du suicide. Faire en sorte qu’en détention, ça se passe le mieux possible pour eux, parce qu’alors, ça se passe le mieux possible pour les personnels, et donc pour moi. Faire en sorte qu’ils ressortent moins mauvais [sic], si c’est possible, que quand ils sont rentrés. L’accès à la culture fait aussi partie de la préparation de la sortie, mais ça reste un petit volet de l’action de l’établissement. Même si, pour eux, je suis sûr que c’est très important, parce que ça leur donne un petit moment d’évasion morale. »

Léger malaise au moment de ressortir à l’air libre. Tandis qu’on nous ouvre la lourde grille blanche, un jeune homme menotté la franchit dans l’autre sens. Le bonjour échangé a un drôle d’arrière-goût. Ludovic Ritter tente d’alléger l’atmosphère en énumérant quelques fait d’armes : « Je leur ai amené Marie-Anne Michel [mât chinois], pour leur apprendre à grimper aux poteaux, Rémy Berthier [magicien] pour leur apprendre à subtiliser les clés, Angela Laurier pour leur apprendre à passer entre les barreaux… On a essayé la bascule, mais ils n’ont pas accepté… »

 

17 juillet. Ce matin, Simon* n’est pas au rendez-vous. Il a transmis un mot d’excuse, mal de dos. Angela Laurier interpelle la gardienne : « Justement, qu’il vienne, on va le masser ! » Ludovic, le jongleur ès action culturelle de La Brèche, n’est pas non plus du voyage. « Il n’est pas du matin ? », raille Jérôme*. Le pensionnaire de Coutances n’a pas ce luxe-là. « Ils nous réveillent à 7 heures pour vérifier qu’on n’est pas morts. »

Les présents se sont mis aux assouplissements, entre deux blagues sur leur « corps en kit » ou celui « en caoutchouc » de la contorsionniste, dont on ne distingue pas toujours l’envers de l’endroit. Les corps s’étirent, se délient, commencent à prendre l’espace. Impossible de se déplier comme ça en cellules de 6, 9 ou 12 (sans compter l’occasionnel treizième larron, qui se verra attribuer un banc en guise de couchette). Un des dortoirs a même été rebaptisé « le bar » par ses occupants. À raison de quelques deux cents cigarettes par jour, l’atmosphère y est passablement respirable. L’atelier de pratique artistique est aussi l’occasion de souffler et voir de nouvelles têtes. Ça ne fait pas trois heures qu’Angela Laurier et sa fraîche équipe de porteurs-voltigeurs s’apprivoisent, et déjà un climat de familiarité flotte sur les tapis de la salle polyvalente. Les fouettés s’enchaînent, les équilibres rebaptisés « titanic » succèdent aux « fenwick ». La confiance s’est établie avant même que quiconque y prenne garde, ou pense une seconde à se formaliser quand il s’agit de s’empoigner pour mieux voltiger. « Angela n’est pas une artiste qui se pose des questions en terme de pédagogie, commentera Ludovic Ritter. Elle arrive avec sa discipline, sa façon de la pratiquer et les partage telles quelles. Ce qui prime, c’est ce qu’elle dégage. Que ce soit en prison, avec des femmes battues ou des élèves de lycée qu’elle fera bouger à 8 h 30 du matin en transformant le chapiteau de La Brèche en boîte de nuit. Elle est à 200 % dans ses rencontres. Elle se livre, elle prend des risques, elle fait confiance. Une réciprocité se crée. Et là où un porteur travaille trois ans au Cnac [Centre national des arts du cirque] pour tenir des mecs en main à main, en vingt minutes, elle se fait porter à bout de bras par un détenu qui n’a jamais fait ça. »

Un jour un gardien s’est étonné auprès d’Angela Laurier : « Ils vous écoutent, vous ? » Ça l’énerve rien que d’y repenser. « Il ne les considérait que comme des prisonniers. » Elle se dit que le système pourrait être autrement, que tout le monde a ses raisons d’être ce qu’il est. Elle a une compréhension instinctive du grain de folie des autres. Les têtes brûlées, le besoin de sensations fortes, le désir d’être un caïd ou un justicier, la tentation de se faire son cinéma, abreuvés qu’on est de ces images-là. L’hypocrisie lui fait l’effet d’un vaste gâchis. C’est plus fort qu’elle, elle ne supporte pas qu’on cache la misère, et que les fous soient bien gardés. Elle a aussi donné des ateliers aux pensionnaires d’une institution psychiatrique et s’étrangle encore de la manière dont ils étaient infantilisés.

18 juillet. Patrick* a quelques courbatures, mais s’est mis à pousser des matelas pour faire des équilibres contre le mur en cellule. « Et les étirements, c’est très bon. C’est tout bénef’ pour nous. » Jérôme* vient de réaliser que le Pôle national des arts du cirque de Basse-Normandie est à côté de l’école de sa fille. « J’irai un jour, maintenant que j’ai mes entrées. » Nader* regarde souvent par la fenêtre, vers la cour de promenade et ses barbelés. Il sourit quand on lui demande ce qu’il voit. « Un petit bateau… L’extérieur me manque. » Avec le corps, la parole s’est déliée. Jérôme* évoque les ateliers comme un moyen de sortir de cellule. « Et les artistes, quand ils arrivent, ça te donne un autre point de vue. Mais c’est un miroir aux alouettes, un effet d’annonce pour le chef d’établissement. Ça donne aux gens de l’extérieur une image dorée. Sauf qu’en détention, t’as la privation de liberté, les humiliations, le manque de respect. Un jour, il y a un petit déjeuner en moins. Un autre, on te dit que tu te laveras demain. C’est comme à l’époque de Cayenne, mais avec des paillettes et des concerts. On est rentrés dans un système qui désociabilise les gens sous prétexte de les “resociabiliser”, et c’est fait pour laisser des traces. Ou bien t’es fort dans ta tête, ou bien tu vas te créer un monde virtuel. Il y a des gens complètement déphasés, qui n’ont rien à faire ici. T’attends. Tu végètes. Tu t’inscris pour travailler (faut faire travailler les prisons, au taux horaire, c’est pas cher !), pour faire du sport, pour aller à un atelier. Le troisième mercredi du mois, t’as coiffeur. Les mardi et jeudi, c’est bibliothèque à 4 heures, et on t’y laisse un quart d’heure, voire une demi-heure, si t’as été sage, si tu te mets bien à quatre pattes pour quelques centaines de livres périmés. Et après, on te demande : “Est-ce que vous avez un projet ?” Quand on ressort dans la vie, la première chose qui vient, apparemment, c’est la peur. La nuit, t’allumes la lumière… »

Le soir, sous sa couette, Angela Laurier revoit défiler les visages des détenus, qu’elle ne manque jamais de regarder pendant les portés. Ça la remue, ça la charrie, ça la brasse. Elle pense à l’affection dont ils sont privés, à la promiscuité en cellule, à la violence des situations, des vies. Elle essaie d’imaginer pourquoi les gars sont arrivés là. Elle est déjà frustrée de ne pas pouvoir prolonger l’atelier, quatre jours, qu’est-ce que c’est ? On fait tout juste connaissance, on repart, et eux, qu’est-ce qu’ils deviennent ? Elle voudrait revenir, prendre le temps de leur donner la parole, les filmer en train de se raconter pendant les portés, les amener vers la danse. Prendre le temps d’amener plus de parole. « Tout le monde a quelque chose qu’il garde au fond et a envie de sortir. Obtenir simplement de l’attention, être écouté, c’est énorme. Parfois, d’incroyables petites choses sont déclenchées. »

 

19 juillet. C’est l’heure de la dernière séance. Isabelle Charpentier, coordinatrice culturelle de La Manche, a apporté un film à projeter, sur une étape de recherche de Déversoir, premier spectacle à travers lequel Angela a renoué avec sa famille restée au Québec. Au tournant de la quarantaine, la performance physique qui avait été son échappatoire était devenue un enfermement. En mêlant images et témoignages familiaux aux circonvolutions de son corps-carapace et à la bande-son de ses étranges craquellements captés au stéthoscope, elle a retrouvé un sens à la contorsion. Et sorti son frère Dominique, diagnostiqué schizophrène, du milieu psychiatrique, l’embarquant avec elle pour trois ans et demi de tournée européenne (2). « Je fais un parallèle entre sa folie à lui, qui passe par la parole, et puis la mienne, qui passe par le corps. Ça devient vraiment une prison, la discipline. Plus jeunes, on voulait faire un projet artistique ensemble, il faisait beaucoup d’arts martiaux. Là, on a repris l’entraînement ensemble, un peu comme je fais avec vous. Un jour il a fait une espèce de chorégraphie – par lui-même, moi je savais pas quoi faire –, et on a fait un deuxième spectacle où il dansait. Personne ne croyait que c’était possible, mais le fait de raconter son histoire, d’être entendu… Il a retrouvé une autonomie. C’était pas évident de se livrer, mais ça libère plein de choses, ça dédramatise aussi. C’est comme tout ce qui est réprimé. »

Tandis que l’intéressée commente quelques images, les participants à l’atelier n’en perdent pas une miette. « C’est comme un roman… C’est bien de sortir de la cellule, de rencontrer des gens avec d’autres histoires… » La discussion dérive sur le processus de création, la psychiatrie, le tabou de la maladie, la contorsionnite aiguë d’Angela. « Au lieu d’extérioriser, tu intériorisais dans ton corps… » Doucement, les étirements reprennent au fil de la conversation, quand un gardien vient chercher trois détenus : « Vous venez voir votre gradé ? » L’artiste l’interpelle : « Ils vont nous revenir ? J’espère qu’on va les revoir parce que c’est notre dernière journée. » Il reviendront, avec des remises de peine. D’ici quinze jours, Bruno*, Nader* et Patrick* seront sortis.

 

* Les prénoms ont été changés.

1. Détachée par Le Trident (Scène nationale de Cherbourg-Octeville), auprès du Spip (Service pénitentiaire d’insertion et de probation) de La Manche pour orchestrer les actions culturelles auprès des personnes placées sous main de justice.

2. Lire « La déraison à bras-le-corps » de Naly Gérard, à propos de J’aimerais pouvoir rire ! pièce montée en 2010 qui réunit le frère et la sœur, paru dans le Mouvement no 57, oct.-déc. 2010.