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Il était une fois dans le Royaume chérifien, une gigantesque bête de béton et d’acier qui s’était couchée dans la vallée des potiers. Tel aurait pu être le commencement de La Bête, le compte visuel que signe Yasmina Benabderrahmane au BAL. Après de longues années d’absence, l’artiste retourne au Maroc pour renouer avec une partie de sa famille dont son oncle, géologue. Ce dernier travaille sur le chantier de l’architecte Zaha Hadid, un projet d’énorme complexe culturel en construction, sur les rives de l’estuaire qui sépare Rabat et Salé. Dans ce lieu où l’argile millénaire des potiers rencontre la froideur des pelles de chantiers, Yasmina Benabderrahmane filme et photographie. Des fragments minéraux qui, posés aux côtés des gestes ancestraux de son oncle malaxant la terre ou de sa grand-mère préparant la semoule, dessinent les contours d’un Maroc à la fois brut et intime.

 

La Bête, le titre de votre exposition, fait référence au gigantesque chantier du Grand théâtre de Rabat sur les rives du Bouregreg. Comment avez-vous découvert cet environnement ? 

Je suis retournée au Maroc en 2012, après 14 ans d’absence, tout simplement parce que le Maroc me manquait et que j’avais envie de retrouver mes proches à Casablanca. J’ai ensuite retrouvé mon oncle et sa femme à Rabat. Ils sont tous les deux géologues et travaillent en tandem pour une société d’État de travaux public dans un laboratoire de recherche qu’il dirige. J’ai très vite découvert cet environnement encore inconnu. Rabat et Salé, deux villes jumelles qui se font face, de chaque côté de la vallée du Bouregreg. J’apprends que cet espace allait accueillir un très grand projet, le chantier d’un grand théâtre ­— le plus grand théâtre à ciel ouvert du monde, selon certains. Le Bouregreg est une zone marécageuse, avec des roseaux et parsemés d’énormes nids de cigognes. Au loin, on aperçoit aussi de grands vallons qui abritent des mausolées de marabouts. On voit aussi un affleurement terrestre qui montre le passage de l’homme venu arracher de la glaise, cette terre argileuse, rouge ou jaune parfois, qui fait que l’on nomme également cette vallée « la vallée des potiers ». C’est dans cette terre de marais et de glaise réputée inconstructible que mon oncle a relevé le défi du Roi. Pour y dresser les fondations du chantier, il a solidifié les sols à l’aide d’une roche rare très dure, venue du Moyen-Orient. J’ai essayé de filmer et de photographier la vallée et à ce moment-là, quelque chose d’étrange, un peu animal, un résidu accidentel a marqué l’émulsion. Après son développement, une nouvelle forme par surimpression est apparue sur la pellicule… un accident dû au rembobinage de la pellicule. Ce lieu avait déjà pour moi quelque chose de mystérieux ou même magique.

 

Pourquoi avoir choisi de surnommer ce chantier La Bête ?

La femme de mon oncle travaillait sur le chantier. C’est elle qui me l’a fait visiter pour la première fois en 2016. Elle m’a parlé de sa condition, de son travail, de ses difficultés à communiquer avec les hommes qui l’entouraient. Plus tard, j’ai pu retrouver mon oncle sur le site. J’avais du mal à me confronter à cette grosse architecture bestiale et à sa carapace de béton qui trônait au beau milieu de cette plaine. Mon oncle m’y emmenait à l’heure du déjeuner, quand tout le monde était en pause ou même parti prier. J’entendais la structure ronfler, je la visitais en état de sommeil... La même année, l’architecte Zaha Hadid, en charge du projet, est décédée. Les travaux se sont arrêtés car le chantier était considéré comme maudit et pour conjurer le sort et purifier les sols, le nouveau chef du chantier a ordonné qu’une centaine de bêtes soient sacrifiées sur le site. Pour moi, il y a toujours eu un lien entre les murs de béton qui recouvre cette architecture et la chair tendre de la viande. Dans ce conte, la Bête ne désigne pas seulement le chantier mais aussi les bêtes sacrifiées, la chèvre dépecée pour la préparation de la fête traditionnelle de l’Aïd. La Bête est une métaphore qui se décline à l’infini. C’est pour cela que je ne l’aborde que par fragments.

 

Le geste, qu’il soit sacrificiel, technique ou traditionnel, est un motif récurrent dans votre travail. Quelle attention y portez-vous ? 

Le geste c’est ce qui recouvre, ce qui nourrit ou ce qui protège. Mais c’est aussi ce qui peut casser ou détruire. C’est une forme d’écriture en soi. Quand on sacrifie une bête, on sait précisément comment cela va se passer, car l’on suit les gestes sacrés du Prophète. Lorsque ma grand-mère égraine la semoule par exemple, c’est un geste mécanique, maintes fois répété, presque instinctif. C’est avec ce même instinct que mon oncle, lui, ausculte les sols. Quand il n’a pas d’eau avec lui, il met un peu de sa salive et sculpte la terre pour en faire une simple pierre. Ces gestes se répondent et se transforment dans un va et vient entre douceur et mécanique parfois active, parfois latente, telle une image attendant d’être révélée. Un renversement s’opère et les gestes du chantier deviennent velours quand les gestes de la tradition deviennent béton.

 

 

Le Maroc est souvent représenté comme un pays « entre tradition et modernité ». Cette dichotomie ne vous semble-t-elle pas une peu éculée ?

Je n’ai pas voulu dresser directement un portrait du Maroc d’aujourd’hui. Si j’avais voulu faire un rapport journalistique ou documentaire, j’aurais fait les choses autrement. Le point de départ de mon projet reste intime, puisqu'il s’agit de ma famille. Alors oui, indirectement, je parle du Maroc contemporain mais je ne me vois pas non plus comme une anthropologue... Mon travail s’écrit dans le sensible, je ne cherche pas à retranscrire le réel mais à explorer des métaphores par le biais de fragments. Par exemple, je suis fascinée par la morphologie et le corps. Je ne le vois pas comme un corps sexué, mais plus comme une masse, que je capte par morceau, plutôt que dans son entièreté. Le pli de la chair, en tant que forme et texture, m’intéresse beaucoup. Je n’aime pas les vues d’ensemble, j’isole, j’agrandis une partie d’un corps comme un ensemble, je me permets de détourner les choses, et de les voir autrement. Je confronte ma vision à un tout dès le départ.

 

 

Le quotidien de votre famille joue un rôle central dans votre approche. À quel moment avez-vous décidé d’en faire une création ?

Je procède généralement à tâtons. J’enquête, j’analyse, j’essaye de prendre du recul, parfois je plonge dans des sphères aussi proches que lointaines sans jamais prendre de distances. Je regarde, je sonde, j’observe, tout en collaborant ou échangeant très simplement. J’écoute, je vis, je fais corps avec mes outils photographiques. Je collecte des objets, des gestes et des rituels… Portrait-Paysage est le premier portrait en film super 8 couleur que j’ai réalisé en 2008 de ma grand-mère maternelle. Je revenais de Berlin, je ne l’avais pas vu depuis un an et j’ai appris, ce même jour, qu’elle était atteinte d’ostéoporose. Comme on était en plein mois de juillet, je lui ai demandé de prendre des bains de soleil. J’ai commencé à la filmer très naturellement car notre échange me plaisait. La caméra était là comme un outil, un lien qui activait à ce moment une forme de soin. Je regarde toujours les choses de près comme pour me lover aux côtés de mes proches.

 Comme dans la Bête, je filme la plupart du temps en tourné-monté. C’est-à-dire que j’essaye de filmer et de penser mon montage en direct. En montage vidéo, j’essaye de ne rien modifier, où sinon la plupart du temps, je sélectionne des petites bribes de film qui me plaisent et je les extrais d’un contexte trop narratif ou documentaire. J’aime sculpter dans la matière même de la pellicule, la tailler comme une pierre que l’on façonne ou l’assouplir comme la peau d’un pied après avoir été trempé pour mieux la modeler. Il m’arrive parfois d’attendre six mois avant de développer mes pellicules ou mes bobines. J’aime la surprise et la révélation de certaines images oubliées. Je n’ai pas cette nécessité de voir tout de suite ce qui a été filmé, ce qui m’importe le plus c’est le moment partagé. J’aime le sentiment d’étonnement ou la révélation de certains fragments de vie oubliés. C’est comme une sorte de rêve éveillé. Un journal intime que je tiendrais, mais à travers l’image.

 

> La Bête, un conte moderne de Yasmina Benabderrahmane, jusqu'au 23 août au BAL, Paris