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Tanger, une « ville sans bidonville » : en 2016, le slogan vient couronner une décennie de croissance économique plaçant le Maroc parmi les bons élèves de la mondialisation. La stratégie consiste à attirer les capitaux étrangers en multipliant les « zones franches » (« free zone » en anglais). Des espaces qui offrent aux entreprises des avantages fiscaux : baisse des taxes, exonération des droits de douanes, main d’œuvre à bas prix, vente de terrain et location d’entrepôt facilitées pour des marchandises destinées à l’export. Les zones franches sont « l’expression par excellence de la libéralisation accélérée des échanges depuis le milieu des années 1980, de l’ouverture de la quasi-totalité des pays de la planète à l’économie de marché », résume le professeur de géographie économique François Bost. On en compte aujourd’hui plus de 2000 à travers le monde. Celle de Tanger, créée en 1999, est la plus importante du pays, avec plus de 750 entreprises en 2017 dont Renault. Son développement s’est accompagné d’une aggravation des inégalités sociales et de vastes chantiers d’urbanisation métamorphosant le visage de la ville. Un maquillage que fissurent les immeubles aux façades flamboyantes mais à la construction incertaine photographiés par Hicham Gardaf ; et un capitalisme libéral que la fresque en forme de jeu de l’oie de Mariam Abouzid Souali synthétise : sur fond de containers, des enfants s’amusent au tir à la corde. D’un côté le groupe « Occident-Asie » propulsé par une locomotive, de l’autre les enfants d’Afrique, sans prises. Cette œuvre compte parmi les pièces les plus illustratives de l’exposition Zone franche à l’Institut des Cultures d’Islam à Paris.

Avec ce titre, les commissaires Princesse Marilyn Douala Manga Bell du centre d’art contemporain camerounais Doual’art, Bérénice Saliou de l’ICI ainsi qu’Hicham Bouzid et Amina Mourid de la plateforme culturelle marocaine Think Tanger invitent une quinzaine d’artistes, vivant et travaillant entre le Maroc, le Cameroun et la France, à penser autrement ces lieux, allégoriques d’un système qui permet à la sacro-sainte croissance économique de reléguer les êtres humains à la marge. Comme si ceux-ci, et les autres espèces vivantes, appartenaient déjà à un passé qu’il faudrait rayer de la carte du progrès. Cette exploration se déroule en trois chapitres : « Ce(ux) qui traverse(nt) les frontières », « Dans les interstices de la mondialisation » et « Connexions immatérielles ».

  

Hicham Gardaf, Sans titre, Tanger, 2014. Courtesy Hicham Gardaf / Galerie 127

 

La fonte des cartes et de l’or

C’est d’abord la frontière que l’exposition investit. Une notion abstraite qui régit pourtant l’existence des individus et que les zones franches suspendent pour les marchandises. La récurrence des cartes dans les œuvres présentées affirme leur rôle stratégique dans la projection de soi dans le monde. Derrière les portraits hyperréalistes d’ouvriers du BTP que peint Jean David Nkot, l’ombre de territoires découpés selon des chefs-lieux qui portent le nom de Vinci, d’Eiffage ou de Spie se charge de cartographier la domination qu’exercent les industries occidentales sur le continent africain. À travers sa série Figures, Malala Andrialavidrazana reconstitue de grands planisphères dix-neuviémistes en y intégrant l’esthétique exotisante des billets de banque. Manière de rappeler ce que la mondialisation et la représentation actuelle du monde doivent au projet « civilisationnel » des empires coloniaux. Le franc CFA – acronyme signifiant à l’origine « colonies françaises d’Afrique » converti en « communauté financière africaine » – reste d’ailleurs comme l’un des symboles du néocolonialisme. Géré par la Banque de France et arrimé à l’euro, il est la monnaie officielle de 14 états africains. Mansour Ciss a fait marcher la planche à billets pour créer une « monnaie unique africaine » (1 Afro = 1 Euro) à l’effigie de Bisi Silva, commissaire d’exposition nigériane engagée pour la reconnaissance de l’art contemporain africain à l’international et fondatrice du centre d’art de Lagos, et Wangari Maathai, militante écologiste et politicienne kényane, première femme africaine à recevoir le prix Nobel de la paix.

 

Une mondialisation parallèle

Aux ressorts économiques, Smaïl Kanouté, danseur, chorégraphe et graphiste né en France, préfère exhumer des trajectoires humaines pour dessiner ses cartes. À partir du plan du village où vit sa mère au Mali, reconstitué selon le témoignage d’un « vieil homme-mémoire » autochtone, l’artiste déplie sur les murs les généalogies des familles qui l’habitent, dont la sienne, et la manière dont elles s’étirent jusqu’à Aulnay-sous-bois, Pantin ou encore la Goutte d’Or, le quartier parisien surnommé la « Petite Afrique » où est implanté l’ICI. Entre ces constellations, circule en vidéo la mère de l’artiste, filmée en balade dans les rues de son village, saluant une succession de personnalités. Là où le commerce mondial compresse au maximum l’espace-temps pour optimiser la circulation des marchandises, les rapports humains se nourrissent de son étirement. À Château rouge, aux abords du centre d’art, il faut également prendre le temps d’observer les sociabilités qui tiennent les rues et se tissent autour des marchandises, importées d’Afrique : ce sont les réunions devant la boutique de Jocelyn Armel aka le Bachelor aka Le roi de la Sape, les cafés qui s’éternisent dans les salons de coiffure, les files d’attente devant l’épicerie camerounaise de Jeanine, les chaises pliantes qui jalonnent les trottoirs et les étals en cartons du marché Dejean que les policiers détruisent chaque soir et qui ressuscitent chaque matin. Autant de pratiques « parallèles » qui freinent la gentrification planifiée du quartier, classé en zone de sécurité prioritaire, et dont le collectif Le cercle Kapsiki a capté les musiques et les langues. Celles-ci deviennent le chant de calaos sculptés, symboles de fécondité et de savoir dans la culture Sénoufo, qui seront postés dans ces mêmes rues, comme autant de repères visuels et sonores (à activer via un smartphone).

La figure de l’oiseau plane sur l’exposition, comme un pendant aux cartes. Pour Chourouk Hriech, cet animal qui ne connaît pas les frontières humaines incarne un symbole mythologique et écologique. À l’ICI, un héron, une chouette, un couple de faisans et quelques autres volatiles – statues blanchies clouées au sol – semblent absorbés par une vidéo qui suit la main de l’artiste tracer des lignes dans l’azur. Autour, ses paysages d’encre s’allongent sur les murs. Certains reconnaîtront le port de Tanger, les rues de Douala ou les rives de Paris. Ces images sont comme des concrétions des éléments urbains qui ont persisté dans la mémoire de Chourouk Hriech et de photographies d’archives. Une forme de symbiose entre les époques, l’imaginaire et le réel, le point de vue de l’artiste et celui des oiseaux. On se surprend à attendre l’envol des statues avant de comprendre que c’est peut-être au spectateur de survoler à nouveau la zone franche de l’exposition, et de construire ses propres abstractions.

 

>  Zone franche, jusqu’au 1er août dans le cadre de la saison Africa 2020 à l’Institut des Cultures d’Islam, Paris

Visite virtuelle : https://www.institut-cultures-islam.org/zone_franche/

 Légende Image 2 : Jean David Nkot, PO. BOX Surface technician. p. D. R.

 

 

                                                                          

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