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Après la mort de Georges Floyd, un vaste élan iconoclaste s’est organisé en Amérique, en Europe et en Afrique, notamment autour du déboulonnage de bronzes représentant des hommes esclavagistes. Aux États-Unis, ce sont celles à l’effigie de Francis Scott Key ou Ulysses S. Grant, respectivement auteur de l’hymne national et 18e président des États-Unis, qui sont notamment ciblées. Tout comme la statue équestre représentant Theodore Roosevelt conquérant devant le Museum d’histoire naturelle de New York, surplombant un Amérindien et un Afro-américain dans une composition ultra-pyramidale. Une fois le piédestal libéré, la poétesse, romancière et artiste américaine Barbara Chase-Riboud propose d’y ériger Africa Rising (1998), sculpture monumentale représentant la Vénus Hottentote ou Sarah Baartman, une femme aliénée et transformée en objet de curiosité par des marchands d’esclaves au XIXe siècle. Pour l’artiste de 81 ans installée en France, il s’agit de mener une véritable politique des formes : rendre visible, par l’esthétique, ce qui a été refoulé du champ de l’art, comme la traite négrière, mais qui continue d’innerver les sociétés.

Il n’est donc pas étonnant qu’Avatars, l’exposition que Guillaume Désanges consacre à l’artiste dans le cadre du cinquième volet de son cycle « Matters of Concern | Matières à panser », propose une sélection d’œuvres mettant au jour ceux qu’on pourrait facilement oublier ou choisir de ne pas voir : des monuments imaginaires dédiés à Malcolm X, Nelson Mandela, Anna Akhmatova ou Sarah Baartman dessinés sur papier jouxtent une série de stèles monumentales érigées sous la grande verrière du boulevard de Waterloo. Mais il s’agit aussi, dans l’aspérité des formes accidentées, nouées et épaisses du bronze, d’évoquer de plus larges références à l’histoire des Afro-américain, comme Zanzibar (1970), sculpture dorée qui reflète la lumière, peut-être l’espoir, depuis l’entrée.

À l’image de ses sculptures organiques et baroques, il reste certain que rien n’est figé chez Barbara Chase-Riboud, première femme noire diplômée de Yale en arts plastiques qui émigre à Paris en 1960 alors qu’elle n’est âgée que d’une vingtaine d’années. La capitale française et ses mondanités sont l’écrin où s’affirme son art, où « la petite américaine », comme la bohème parisienne la surnommait, mariée au photographe Marc Riboud, se lie d’amitié avec Henri Cartier-Bresson, Giacometti, Max Ernst et tous les photographes de l’agence Magnum. Un bain artistique et des voyages en Chine, en Inde et au Vietnam qui ne font que conforter Barbara Chase-Riboud dans l’idée de travailler le bronze et les nœuds de soie pour conter un récit politique, parfois allusif, autour de formes qu’il s’agit d’inventer et qu’il appartient à l’histoire de « digérer ».

  

Vous vous inspirez souvent de personnages historiques, allant parfois jusqu'à imaginer des monuments ou des stèles en leur honneur, comme pour la série des Malcolm X. Quel rôle joue l’histoire dans votre travail ?

« Autant dans mes romans que dans mes sculptures ou mes dessins, le rapport à l’histoire est central. La série des Malcolm X a été réalisée en trois étapes : la première juste après son assassinat en 1965, la seconde dans les années 1980 et 1990 avec quatre ou cinq pièces, les dernières ont été réalisées autour de 2007. C'est un travail autobiographique, en miroir de mon existence, qui me réconforte : d’aussi loin que je me souvienne, travailler ces imposantes stèles m’apparaît comme un retour à la maison, à un lieu et un personnage familier. À mesure que la série et le temps avançaient, les sculptures de bronze et de soie sont devenues de plus en plus baroques, convolutées et denses. Cette série est presque littéraire car la poésie et l'histoire s'y croisent soudainement, s'insinuant dans les creux des stèles. Mon meilleur Malcolm est sans doute le numéro 15.

 

 

Qu’en est-il d’Africa Rising (1998), un monument en l’honneur d’une figure féminine oubliée de l’histoire qui se trouve à New York ? Dans quelle mesure votre travail met-il au jour une histoire occultée ? 

« Cette pièce lie d’une certaine manière la littérature et les arts visuels puisque le monument est dédié à Sarah Baartman, une femme du XIXe siècle au sujet de laquelle j'ai également écrit un roman historique, Vénus Hottentote (2003)Sarah Baartman a été réduite en l’esclavage et emmenée de force en Europe, notamment en France où elle fût exhibée et traitée comme un animal de foire. Elle est décédée à Paris à 27 ans. La statue n’est cependant pas une illustration du roman, ils restent indépendants l’un de l’autre. Ce monument d’environ cinq mètres de haut se trouve aujourd’hui dans le bâtiment du FBI, ce qui le rend malheureusement difficilement visible pour le public. J’ai initié une procédure pour que la sculpture puisse être transposée dans un endroit plus accessible aux visiteurs. C'est une œuvre importante, avec un lien très fort à la mémoire, qui est paradoxalement emprisonnée derrière une porte bien gardée par deux agents postés de chaque côté. Rien que pour jeter un coup d'œil, il faut passer une barrière de sécurité. J’aimerais qu’elle soit transportée sur le piédestal qui se trouve juste devant le Musée d'histoire naturelle de New York. Il est actuellement dédié à une statue représentant Theodore Roosevelt à cheval accompagné d'un Amérindien et d’un Afro-américain, mais elle devrait bientôt être descendue. Le lieu s’y prête du fait de ses symboliques historiques et politiques – j’espère que la procédure sera simplifiée par le fait que le piédestal est déjà en place et n’a pas à être modifié. Je trouve cette idée d’autant plus intéressante que ce type de statue, qui date de 1939, n’a pas de réelle valeur artistique. 

 

Vous créez des stèles, symboles de mémoire et de souvenir, en l’honneur de fantômes de l’histoire, quel est votre rapport au spirituel en ce qui concerne les arts ? 

« Mon travail sculptural n'est pas particulièrement empreint d’aspect religieux, mais il y a définitivement quelque chose de spirituel à propos des stèles que je façonne. On pourrait parler d'une forme de spiritualité humaniste. Je ne m'intéresse pas vraiment aux ancêtres ou aux anecdotes mythiques même si je crois que l'histoire de l'art est large et peut inclure tout le monde, tous les pays. Toutefois toute création ne se vaut pas nécessairement selon moi. Certaines normes, périodes et artistes sont plus importants que d’autres à mes yeux. Qu’on soit noir ou blanc, qu’on vive en Chine ou aux États-Unis, peu importe, certaines formes artistiques méritent impérativement d’être étudiées et devraient disposer d'un espace dédié. Dans toutes les civilisations, il y a une forme d'expression artistique à laquelle on peut s'intéresser plus qu'à une autre, elle doit être respectée et digérée par l’histoire. Je pense qu’il est important d’être conscient de cela en tant qu’artiste, que nous ne sommes jamais à l’abri de l’anecdote même si toute pratique artistique est légitime du large point de vue de l’histoire.

 

Vous décriviez une corde en soie blanche tressée - et placée au pied d'une de vos sculptures de la série Malcom X - comme de l'écriture automatique. Vous semblez développer cette idée de formes autonomes en filigranes de vos œuvres et notamment de votre poésie. Quelle place tient la liberté dans votre travail ?

« La corde blanche tressée de cette stèle représente pour moi le dessin et l'écriture tout à la fois. J'ai utilisé ces cordes dans beaucoup de dessins récents, dont une série que l'on peut voir dans l’exposition Avatars. Ils sont entièrement faits avec ce fil blanc, comme une métaphore. Ce travail est à la fois neuf et ancien, c’est une idée qui me traverse depuis longtemps, l’écriture et le dessin confondus… J’utilise le papier, le fil et le dessin plus ou moins de cette manière depuis 1973. J’écris et j’ai parfois des projets de roman mais je ne fais jamais les deux choses en même temps, un espace se libère toujours entre les arts visuels et l’écriture. La poésie fait exception, elle se situe entre et parmi toutes ces pratiques comme une forme libre, elle sort quand elle doit sortir. Même si j’aurais aimé pouvoir le faire, la poésie dans mon travail est quelque chose qu'on ne peut vraiment pas contrôler. 

 

Quand avez-vous commencé à écrire ? 

« Mon premier roman a été publié en 1979. L'écriture est un tournant dans mon travail, elle m’a permis d'ouvrir mon art à de nouvelles problématiques, plus historiques peut-être. C'est aussi à ce moment-là que j'ai décidé de garder bien séparés ces deux domaines, autrement, je pense que je serais devenue folle. Je valsais entre la littérature et les arts visuels, et à chaque fois que j'envisageais d'abandonner l'un ou l’autre, quelque chose m'y ramenait automatiquement : je recevais un prix littéraire ou on me proposait une exposition. J’ai choisi de continuer les deux, jusquà aujourd'hui, même si je sens que les années ont passées et que le dénouement ne va pas tarder. J’estime avoir atteint un certain niveau que je dois maintenir et cela s'avère de plus en plus dur, mais je suppose que je mourrais devant le chevalet, comme on dit. » 

 

 

Propos recueillis par Rémi Guezodje

 

> Barbara Chase-Riboud, Avatars, jusqu’au 5 décembre à la Verrière, Fondation d’entreprise Hermès, Bruxelles

Légendes par odre d'apparition :

Barbara Chase-Riboud, Gold Column, 1973, collection Kiron Galerie / Palladium Group, La Verrière (Bruxelles), 2020 © Isabelle Arthuis / Fondation d’entreprise Hermès

Barbara Chase-Riboud, Le Lit, 1996, La Verrière (Bruxelles), 2020 © Isabelle Arthuis / Fondation d’entreprise Hermès

Barbara Chase-Riboud, Black Obelisk #2 (détail), 2007, La Verrière (Bruxelles), 2020 © Isabelle Arthuis / Fondation d’entreprise Hermès

Vue de l’exposition de Barbara Chase-Riboud, « Avatars », La Verrière (Bruxelles), 2020 © Isabelle Arthuis / Fondation d’entreprise Hermès

 

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