Vous n’aviez paraît-il jamais joué au football américain avant de participer à ce projet. Comment avez-vous échappé aussi longtemps au sport national ?
Oh gosh ! Vous avez déjà regardé du football ? C’est un sport tellement violent, ça ne me ressemble pas du tout. Je n’ai jamais voulu y participer. Les joueurs sont grands, costauds. Plus jeune, j’étais tout l’inverse : très fin, pas du tout sportif.
Avec un tel background, comment vous êtes-vous mis dans la peau de Darryl Stingley ?
J’ai lu sa biographie et j’ai visionné l’accident en boucle. Le but n’a jamais été d’être Darryl Stingley. J’ai plutôt essayé d’extraire de sa vie les grandes lignes qui en font un personnage : il avait 26 ans, il était dynamique, sur le point de devenir père. Il m’est apparu comme une figure sincère, un type qui faisait du mieux qu’il pouvait. Face à lui, Tatum était plus âgé, plus agressif, quelque chose d’animal : lui était là pour en découdre.
Pourtant le geste de Jack Tatum – qui finira par être surnommé « l’Assassin » – était tout à fait conforme aux règles.
Conforme aux règles et même encouragé ! Al Davis, propriétaire et general manager des Oakland Raiders, poussait ses joueurs à être le plus agressif possible. Il ne s’agissait pas seulement de jouer au football : il fallait distribuer des K-O. L’intimidation était un des traits de personnalité de l’équipe. Les recherches médicales ont aussi révélé d’autres blessures, celles-ci invisibles : les commotions cérébrales à répétition ont endommagé durablement le cerveau de nombreux joueurs. C’est lorsque ceux-ci avaient l’âge de partir à la retraite que ces séquelles se sont révélées.
Contrairement à un footballeur qui pousse son corps jusqu'à la blessure, quelles ressources développez-vous pour vous préserver en tant que danseur ?
Un danseur prend beaucoup moins de risque qu’un footballeur. Pour autant, on a cette même envie de repousser les limites de nos corps. J’avais 62 ans quand on a produit Secondary avec Matthew Barney, c’était un vrai challenge. J’ai fait appel à un entraîneur pour me préparer. Je devais acquérir un type spécifique d'endurance, qui n’a rien à voir avec ma pratique habituelle. Avec l’âge, je m’exerce toujours autant, à la seule différence que j'ajoute désormais des séances de thérapie physique [ndr : méthodes de rééducation visant à préserver la mobilité et réduire les douleurs].
Votre série de performances He His Own Mythical Beast explorait déjà la masculinité. Qu’avez-vous découvert en creusant ce thème ?
La série d'œuvres qui a abouti à Beast était un voyage personnel et intellectuel, une réflexion sur ma trajectoire en tant que corps noir dans la danse post-moderne. Aux États-Unis, le corps noir masculin est souvent associé au pouvoir physique, à la sexualité et à la violence dans les médias. À l’inverse, la danse postmoderne exige un dépouillement de l'identité. Comment alors rendre « neutre » une identité que la culture dominante a chargé de tant de stéréotypes, pour la plupart discriminatoire ?
Comment Secondary s’inscrit dans cette réflexion ?
Secondary joue avec une hypermasculinité absente de mes projets précédents. La pièce mobilise une énergie violente que la culture Américaine a érigé en emblème. Avec Matthew Barney, nous avons cherché à déceler la vulnérabilité que dissimule ces soi-disant « hommes-carapaces ».
⇢ Giving Water to the Places That Were Lost de David Thomson & Samita Sinha, le 8 juillet dans le cadre des Soirées Nomades à la Fondation Cartier, Paris
⇢ Secondary de Matthew Barney jusqu’au 8 septembre à la Fondation Cartier, Paris