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Photographe et vidéaste Florence Lazar déploie une langue directe mais subtile pour traiter de la culpabilité des actions violentes des États, du silence généré par les dénis d'après guerres et les réécritures de l'histoire. Dans Les Paysans, son premier film, un homme au travail livre sa vision de l’annexion du Kosovo par Milošević reconnue en 1996 par l’OTAN. Les femmes en noir (2002), du nom d’une organisation féministe et pacifiste, montre un auditoire de femmes écoutant le récit de l’implication des mères et des épouses pendant la guerre du Kosovo. Kamen (2014) éclaire la fabrication – à travers l’architecture – par les nationalistes et l’Église orthodoxe de Serbie d'une mémoire collective qui efface les Bosniaques, massacrés pendant la guerre. 125 hectares, son dernier film, part à la rencontre d’une agricultrice martiniquaise en lutte pour la réappropriation des terres accaparées par l’industrie de la banane. En abordant autant les territoires occupés que les positions dissidentes des individus, le travail de Florence Lazar génère sans aucun doute une forme de reconnaissance commune et rédemptrice de l'histoire, voire une forme de guérison.

 

Vous avez commencé par le portrait photographique, puis la vidéo et le film documentaire sont devenus les médiums centraux de votre travail. Comment la camera a t-elle fait son entrée dans votre processus artistique ?

« Les guerres en ex-Yougoslavie ont modifié la nature de mon travail. L’intérêt pour l’histoire de ce territoire est lié en partie à ma biographie et m’y a conduite. Je cherchais à l’époque une réponse en tant qu’artiste à ce bouleversement intime et politique. J'étais animée d’un sentiment d’urgence. La vidéo a permis de poser des distances nécessaires dans les situations que je rencontrais. Ce choix a également coïncidé avec les sorties commerciales des premières caméras numériques...

 

Vous traitez des notions de dénis avec en sourdine des tentatives de réécriture des histoires bafouées. C'est le cas de Les paysans (2000), Les femmes en noir (2002), 125 hectares, (2019), et bien sûr Kamen (2014)...

« Dans le film Les Paysans, le locuteur principal construit un discours lucide sur la montée de l’ultranationalisme en Serbie incarnée par Milošević. Son point de vue s’inscrit à contre courant des discours ethnonationalistes en cours. Il était minoritaire à l’époque et le reste d’ailleurs encore aujourd’hui je suppose. Les Paysans est un film fondateur en ce qu’il a marqué l’ouverture de mon projet artistique, tant dans le sujet que dans la forme. Le récit échappe au témoignage classique. La scène se construit dans un échange entre la parole et les gestes du travail. Cette parole vient d’une pratique située. Cette intrication parole/geste, geste de travail/parole construit des lieux de production de savoirs. L'écoute est cruciale dans mon travail. Les Paysans, propose également une écoute particulière, au sein même du groupe paysan.e.s  filmé.e.s. Dans le film  Les femmes en noir, cette écoute se manifeste autrement, par les corps même. Dans Kamen, c'est différent, il n’y a plus d’écoute du tout. Ce film aborde frontalement les notions de déni et de la falsification de l’histoire en Bosnie-Herzégovine et plus particulièrement en Repulik Sprska. Il met en scène plusieurs registres de constructions après la guerre. D’un côté, la reconstruction d’une mosquée qui a été détruite. Il faut comprendre la destruction des mosquées sur ce territoire comme une action de purification et, plus largement dans l’ex-Yougoslavie, l’utilisation symbolique de la destruction des monuments, comme celles des lieux d’identité. D’un autre côté, les constructions de toutes pièces d’édifices religieux, pensées comme des réécritures du passé. Elles ont pour vocation de légitimer l’antériorité d’un peuple sur un autre.

Les questions d'occultation sont constitutives de mon projet artistique, qu’elles soient historiques ou politiques. Ces dénis sont mis en échos par la constitution de savoirs clandestins, vernaculaires, pouvant conduire à une survivance ou encore à une autonomie regagnée : dans Kamen, la reconstruction par l’imam de sa mosquée détruite en est un exemple. En Martinique, pour parler d'un territoire totalement différent, l'espace que fabrique Véronique Montjean, en tant qu’agricultrice dans 125 hectares, résulte de l'occupation illicite de terres en friche en 1983. Elle pose une pensée géopolitique de subsistance basée sur la biodiversité, et cela, depuis son lieu de production. Elle rappelle l'évidence même, que la fonction de la terre est de nourrir.

 

Florence Lazar, Les Paysans, 2000-2007 (Film). p. D. R.

 

La représentation de la terre et sa symbolique sont exacerbées dans votre travail. 125 hectares fait allusion autant à la séparation des terrains cultivables qu'à leur réappropriation. En quoi cela fait-il écho à la violence de l’héritage colonial et de ses conséquences en Martinique ?

« Je convoque la fabrication de l’histoire à partir de récits fragmentaires. La question qui m'habite dans mon dernier projet de film en Martinique est celle de la réappropriation de l'histoire par “des récits de la terre”. La quasi totalité de l'île est contaminée par la chlordécone, puissant insecticide cancérigène utilisé pendant environ 25 ans dans les plantations agricoles dont les bananeraies mais pas seulement. Les sols, les rivières, la mer, les corps sont atteints. Cet empoisonnement général résonne évidemment avec l’héritage de l’histoire coloniale. En ce sens tout morceau de terre fait écho à une archéologie de l’histoire. Véronique Montjean, dans ce film, évoque sur son champ, l'architecture coloniale qui s’est développée dans les grandes plaines, à l'opposé de la petite paysannerie, constituée en de petits espaces de terres cultivables. Aujourd’hui, 80% des terres agricoles sont occupées par des bananeraies. Une superficie de 125 hectares dédiée à une culture locale est rare. Véronique extrait du sol les dachines (tubercules) sains – la terre qu'elle exploite est saine. Les légumes racines en Martinique sont les premiers impactés par la chlordécone car enfouis dans l'humus. On comprend mieux son geste de réappropriation de la terre. En récoltant les dachines, elle se présente pour moi comme une archéologue ; la récolte de ce tubercule s’apparente à une fouille.

 

Les phénomènes de résistances représentent-ils le point névralgique de votre recherche ?

« Les résistances incluent les questions de survivance et d'autonomie qui me renvoient à l'ex-Yougoslavie. Il y avait sur ce territoire une pensée de l'économie de marché produite dans un contexte d'autogestion comme alternative au stalinisme et au capitalisme. Ce qui a inspiré beaucoup d’intellectuels. Plus tard, en Serbie, dans un climat d'ethnonationalisme, je recherchais, avant toutes choses, des positions dissidentes quelles qu'elles soient et où qu'elles se trouvent.

 

La guerre, la violence, le meurtre, l'expropriation sont-ils restitués différemment selon que le sujet rapportant est un homme ou une femme ?

« Je dirais que la présence des femmes est signifiante et que le choix de sa captation en voix et image, est crucial. Dans Les Paysans, les femmes ne prennent pas la parole mais ce n’est pas pour autant qu’elles sont passives, elles sont les témoins de la scène, et d’une certaine manière, partagent le récit avec le spectateur. Elles participent de cette mémoire clandestine. Dans Kamen  (« Les Pierres »), il s'agit du combat pour la préservation de la mémoire contre les tentatives – sur les plans religieux et culturels – de réécrire le passé dans le but de renforcer le déni de responsabilité plutôt que de le combattre. La pierre est l’élément dramaturgique du film, elle est travaillée, polie, modifiée. Elle évoque pour moi les corps qui ont été maltraités, violés lors des guerres en Bosnie-Herzégovine. Une longue scène prise en charge par Amela Medusegac de l’association des femmes victimes de la guerre rend palpable la nature de ces actes. Elle exprime le lieu précaire de l’histoire, de la difficulté de son énonciation.

 

Et Les femmes en noir ?

« Les femmes en noir a été filmé au Monténégro, en ex-Yougoslavie, au cours d’une réunion de militantes féministes. Nous ne voyons pas les femmes qui parlent mais les visages qui écoutent. Il est question d’une saisie d’un corps politique souterrain en cours de formation qui permet de partager des points cruciaux, comme les questions de responsabilités pendant les guerres.

D’une autre manière 125 hectares rend compte à travers Véronique Montjean de la violence du rapport colonisateur / colonisé et du déni du traitement de l'histoire. Cette violence-là, indéniablement, se lit en pointillé.

Florence Lazar, Kamen [Les Pierres], 2014 (Film). p. D. R.

 

Vous déroulez comme un tapis la grande histoire du démantèlement de la Yougoslavie à travers des histoires intimes et fragmentaires, dont la vôtre. En quoi le contexte de la sphère intime facilite t-il le récit du collectif traumatique ?

« Mon intérêt pour la situation yougoslave est lié à mes attaches familiales. Ma mère est d'origine serbe et mon père a été vivement intéressé par l’autogestion yougoslave. J’ai évolué dans un milieu qui a été témoin des prémisses de la guerre. J’ai eu accès à ce territoire avec une posture double, à la fois familière et étrangère, puisque je ne parle pas la langue. Je suis aussi fille des diasporas : père juif polonais-hongrois. Quand on vient d'un pôle familial multiculturel, sans doute, a-t-on une aptitude intrinsèque à repérer certains mécanismes de violence, à cerner les dénis des récits collectifs, surtout, à pointer l'endroit où se loge les fragments qui font parties éclairantes des histoires communes

 

Vous recherchez continuellement la terre. Par des jeux de question-réponse, vous amenez vos interlocuteurs vers leur propre guérison. Tu crois que la terre est chose morte... peut-elle se voir comme un hommage à l'apaisement et à la terre ?

« Je vous répondrai à travers les propos d’Emmanuel Nossin ethno-pharmacologue : “ Les plantes sont les témoins de l'histoire, elles sont arrivées avant nous.” ».

 

 

Propos recueillis par Sylvie Arnaud

 

> Florence Lazar, Tu crois que la terre est chose morte..., jusqu’au 2 juin au Jeu de Paume, Paris

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