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Lorsque Léa Drouet a quitté la scène, j’ai réalisé que je retenais mon souffle, sans trop savoir exactement depuis quand. Probablement depuis le moment où l’action s’installe dans la fameuse camionnette blanche (on y reviendra), le rythme s’emballe et la rage, toujours aussi contenue, monte en intensité. À ce moment-là, « tout devient théâtre ». C’est-à-dire que tout, absolument tout, se met à faire sens : les mots bien sûr, mais aussi le corps et les gestes de la comédienne, la scénographie de sable et de maquettes d’immeubles, colorées et manipulables, le son qui précise son emprise, et la lumière qui fait basculer l'imaginaire : les spots sur pieds pointaient vers les fouilles archéologiques, ils désignent désormais une scène de crime.


Dans Violences, seule en scène, Léa Drouet entremêle deux histoires terribles : celle d’une enfant qui a dû se réfugier pendant la Shoah et celle d’une autre, encore bébé, assassinée en Belgique par la police, alors qu’elle tentait de fuir avec sa famille vers l’Angleterre (dans la fameuse camionnette, donc). Chaleur aux joues, picotements dans les cernes : les applaudissements sont arrivés avec une sale envie de pleurer. J’ai serré les dents et retenu mes larmes. Une petite voix dans ma tête répétait, insistante : pas maintenant. Pas ici. Plus tard peut-être. Mais là non. Là, tu n’as « pas le droit ».


Et pourquoi pas ? Qu’est-ce que ça implique, de pleurer devant un spectacle, pour que face à Violences, ça semble indécent ? Est-ce parce que, face à l’horreur de ce qu’elle raconte, Léa Drouet tient jusqu’au bout sa douceur et sa rage calme ? Parce qu’elle est tendue par son engagement à nommer correctement les personnes, les choses et les faits ? Et que c’est à la fois minuscule et immense, dans ce contexte où vérité et politique ne parlent plus la même langue (La violence policière n’existe pas en France n’est-ce pas ?) ? Parce qu’il faut être à la hauteur de la justesse qu’elle parvient à atteindre sur un terrain doublement miné ?


Tout ça, bien sûr. Mais il y a aussi autre chose. En écrivant ce texte, un souvenir a surgi, qui permet de poser une hypothèse supplémentaire. En novembre 2018, j’ai demandé à ma grand-mère de m’emmener au mémorium du camp de Pithiviers, la ville à proximité de laquelle elle vit. C’est là que des enfants juifs, raflés avec zèle par la police française, ont été parqués pendant tout un été parce que les nazis n’avaient pas prévu de les déporter. Ils finiront, eux aussi, par prendre les trains pour Auschwitz. De trop nombreuses stèles sont nécessaires à inscrire le nom de ces enfants. À défaut de pouvoir réparer quoi que ce soit, on peut toujours commencer par nommer correctement les personnes, les choses, les faits ; éventuellement, reconnaître son rôle dans l’histoire. Il aura fallu 50 ans et le discours du Vel d’Hiv de Jacques Chirac en juillet 1995 pour que le tabou de la collaboration française se fissure. Ce 27 novembre 2018 aussi j’ai senti une chaleur monter dans mes joues et des picotements dans mes cernes. Seulement, sur la stèle qui sert de sépulture à ces enfants qui, pour beaucoup, avaient moins de dix ans, on lit aussi 2 300. On dit que les chiffres anonymisent et rendent abstraits, parfois, c’est eux qui vous foudroient. Cruelle coïncidence, 2 300, c’était précisément le nombre « officiel » de personnes mortes noyées dans la méditerranée cette même année. Lorsqu’on est remontées dans la voiture, ma grand-mère a tapé violemment sur le volant en s’écriant « Quels salauds ces boches ! » J’ai rien dit, j’ai simplement pensé que pour pleurer, il fallait se sentir digne de ses larmes. Et c’est plus compliqué quand on sait que les salauds, hier comme aujourd’hui, c’est pas seulement « les boches ».

 

> Violences de Léa Drouet, les 18 et 19 octobre au CCAM, Vandoeuvre-lès-Nancy 

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