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Discret et généreux, le travail de Anne Juren passe parfois sous les radars du spectacle vivant. Depuis 2014, la chorégraphe délocalise la danse directement dans le corps des spectateurs, par l’utilisation quasi systématique de la parole et de la fiction anatomique. Pas de grands effets scéniques donc. Ni les traits caractéristiques d’un spectacle de danse d’ailleurs (qualité de mouvement, composition de l’espace, partitions...). La chorégraphe française se retrouve plutôt dans un courant qui pense l’ « expended choregraphy » ou « chorégraphie élargie ». Soit l’expansion de l’écriture du mouvement au delà des corps des danseurs. Dans les quartiers sud de la capitale Autrichienne, elle a transformé un petit atelier en studio de danse. Son écosystème dit-elle. Entre les tableaux vélédas griffonnés, les ouvrages théoriques et pratiques disséminés, ses boîtes de cartons étiquetés qui contiennent ses outils presque magiques, Anne Juren nous expose sa manière, souvent mal comprise, de chorégraphier. 

 

Quand avez-vous arrêté de chorégraphier pour les corps sur scène et essayé de chorégraphier pour ceux des spectateur ? 

« Magical, co-écrit en 2010 avec l’Américaine Annie Dorsen est une pièce pour la scène qui a beaucoup tourné. Avec un illusionniste de profession, on réfléchissait à l’histoire, à l’archive, au corps féminin comme un objet, sublimé ou non. C’était presque un spectacle de magie, mais il a plutôt été estampillé “féministe”, ce qu’il était.  À un moment, j’ai été saturée, dégoutée du théâtre et des étiquettes. Je me suis alors demandée : avec le corps, que peut-on quand même faire dans cet endroit ? Comment rendre accessible le voyage interne et complexe du danseur ? Alors, j’ai localisé le travail dans tous les corps qui se trouvent dans l’espace. Mon théâtre, en quelques sortes, se trouve à l'intérieur des spectateurs. Le plus souvent je leur demande de s’allonger sur le plateau, dans les musées. Avec 42 présenté cette année au festival viennois Impulstanz je veux tester quelque chose d’autre : voir si tout ça continue de fonctionner dans un rapport frontal.

 

Vous situez-vous dans le champ de l’art conceptuel ?

« J’ai toujours travaillé avec, ou été influencée par, les chorégraphes qui y touchaient, Jérôme Bel, Xavier Le Roy, Jennifer Lacey, mais j’étais plutôt dans le discours de l’« expanded chorégraphie ». C’est l’idée que la chorégraphie n’est pas juste sur scène comme on l’entend traditionnellement, mais qu’elle s’étend dans les corps, les objets ou dans tous les domaines. Par-là, je me considère plus comme existentialiste, j’imagine la relation corps-environnement. Pour moi l’important n’est pas ce que l’on voit. À Vienne, c’est très difficile pour le public et les professionnels d’admettre cela, et de se dire que l’immatériel est aussi une matérialité. Ne pas présenter quelque chose de visible c’était énorme en 2014. J’ai dû persévérer pendant 4 ans pour que ce que je fait soit plus ou moins accepté, et maintenant on me dit : passe à autre chose, montre des trucs, danse.

 

Dans vos pièces, le texte et la parole ont une fonction essentielle pour agir sur ou faire agir les corps. Comment la parole a-t-elle pris cette place-là ?

« Je vais pas rentrer dans les détails personnels, mais il faut savoir que mes deux parents sont Lacaniens-Freudiens. La performance du langage, c’est donc quelque chose qui m’a beaucoup tenue. Je pense qu’il est possible de penser au travers le corps de l’autre par exemple, et que le théâtre est un lieu de transfert. 

 

Vous êtes praticienne Feldenkrais depuis 2013. Pourquoi avoir appris cette pratique de corps, de soin ?

« Il y a une vingtaine d’années, mon intuition était que l'humanité allait connaître des boulversements fondamentaux et que dans ce changement de pradigme les savoirs allaient se diriger vers des formats beaucoup plus proches du corps, dans les relations. J’avais donc l’impression qu’il fallait s’armer en tant qu’artistes, c’est pour ça que j’ai appris le Feldenkrais, alors que je n’aime pas trop le monde du soin, du bien-être. La communauté n’est pas super intéressante, il y a des gros malentendus. Ce monde un peu exclu de la société, cette idée de “forces mystérieuses”... c’est tout ce que je rejette ! 

 

Depuis 2015, vous performez une série de pièces, sous le nom de Studies on Fantasmical Anatomy, qui se déclinent en plusieurs leçons d'anatomie comme la bouche, l’œil. Votre travail semble ainsi s’articuler avec un savoir médical.

« J’ai des patients. Mais je les traite sans prétendre les soigner, j’écoute leurs problèmes et les désirs qu’il y a derrière. Les outils chorégraphiques - la gravité, le temps, le poids, le lié... - sont des manières d’y arriver. Après, s’ils guérissent, tant mieux ! Ils sont une grande source pour mon travail chorégraphique. Chaque leçon d’anatomie est une performance qui part d’un désir particulier que j’ai pu observer : la bouche et le désir cannibale, les organes sexuels et le désir d’obscénité, la langue et le désir de langage. J’écris des textes fantasmés, des petits poèmes sur les gens, et tout ceci sort totalement du domaine médical. Chaque leçon fait aussi intervenir des objets qui permettent le transfert, et chaque leçon tient dans une boîte en carton que j'aligne ici, dans mon studio. Au fil du temps, il est devenu un environnement de soin, de création. C’est un écosystème que parfois je reproduit sur scène, comme dans 41, car il fait partie intégrante de ma façon de travailler.

 

Anatomie de Anne Juren p. Karolina Miernik

 

Vous avez présenté 41 en décembre à Vienne, aujourd’hui pour Impulstanz c’est 42. Pourquoi êtes-vous passée de titres assez directs dans les leçons d’anatomie, à ces chiffres énigmatiques ?

« Un ami me disait que ma recherche était cannibale : elle englobe un peu tout ce que je fait. On peut lui donner un nombre, ou n’importe quel titre. Je ne crée pas d’objet sublime théâtral, c’est englobé dans un ensemble, 41 c’était mon âge, à ce moment là. 

41 et 42, sans en porter le nom, se trouvent aussi dans la continuité des leçons d’anatomie fantasmée. Avec 42 je reviens à un dispositif frontal où j’explore le désir de symétrie d’une patiente qui est venue un jour avec des fourmis insoutenables dans un bras. Je pense qu’il est important d’en parler pour éviter une vision simpliste du corps et de la perfection. J’ai un désir de complexité. 

 

Où est ce que vous situez ce désir de complexité, dans l’idée, la forme ?

« Dans la compréhension de la forme. Dès que je la comprends, je divague. Je n’aime pas que les choses soient acquises. Je ne répète jamais la même chose, ça m’ennuie. Il me semble que nous méritons un monde complexe. Ce n’est jamais tout noir, tout blanc, et ça ne veut pas dire que c’est forcément une nuance de gris, mais ça peut être tout autre chose.

 

Vous mentionnez la difficulté de faire entendre votre travail comme chorégraphique ici à Vienne. Y a t-il des pays, des lieux où ce serait plus facile ?

« C’est un peu difficile partout. Il y a une crise de la complexité. Beaucoup de personnes veulent un accès direct à l’art, au plaisir, et demandent aux artistes : « montre-moi un objet que j’aime bien ». Comme pour se décharger le cerveau. Moi, je n’ai pas d’objet spectaculaire, mais ce qui est intéressant, c’est que mon travail voyage quand même et beaucoup par son propre médium, par le bouche à oreille. Quand des programmateurs me demandent une vidéo, je leur envoie un processus sous forme de texte, pour refaire la pièce. Et ça marche, pour ceux qui y croient et le font vraiment. 

 

Cette question “d’y croire” permet peut-être justement de saisir votre travail.

« Je sais que certains de mes textes marchent mieux que d’autres. Le discours poétique par exemple, peut créer du rejet. Un texte surchargé d’adjectifs est trop impératif, c’est la voix de quelqu’un sur ton corps, ça t’objectifie. Mes premières performances étaient trop imagées, trop filmiques. Maintenant je sais que la tension entre le fantasme et l’anatomie est importante. Quand, dans la leçon sur la bouche, le texte raconte que cet organe cannibalise le reste du corps jusqu’à la disparition, beaucoup se laissent aller et ils finissent malgré eux par y croire. »

Propos recueillis par Léa Poiré


> 42 de Anne Juren le 7 août à Odeon, Vienne, Autriche dans le cadre du festival Impulstanz jusqu’au 11 août

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