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La danse est-elle une forme de connaissance comme une autre ? 

« Le corps est la première archive, il conserve des informations ancestrales : une qualité de toucher, des images, des danses, des musiques, des instruments, des rêves… Le répertoire, à savoir l’ensemble des informations que les corps conservent et transmettent, est apparu bien avant l’invention de l’imprimerie et la diffusion de la culture écrite. La danse est bien plus que la simple reproduction de mouvements dans l’espace, elle a beaucoup en commun avec les pratiques chamaniques des Premières Nations : toutes deux sont des formes de communication qui se passent du langage, fonctionnent sur l’empathie des corps et ont le pouvoir de guérir.

 

 Comment vous êtes-vous intéressée aux « Endangered Human Movements », ces gestes, rituels et danses menacés par la colonisation et la mondialisation, sur lesquels vous travaillez depuis 2014 ?

 « Je suis née en Amérique latine : là-bas, la colonisation est inscrite dans nos corps. Je ne suis revenue que progressivement à ces racines, mais la grande question de “l’altérité” a toujours été présente dans mon travail. C’était donc assez naturel d’en venir aux formes de pensée et aux pratiques qui s’inscrivent en marge de la modernité. Le postcolonial n’existe pas et la modernité est une narration, piègeuse : elle se présente comme universelle alors qu’elle est constituée d’un ensemble de règles et de valeurs mis au service du projet colonial. Modernité et colonialisme sont les deux faces d’une même pièce.

 

Comment vous êtes-vous documentée ? 

« Grâce aux films ethnographiques j’ai pu avoir accès aux danses des Premières Nations du monde entier, de l’Alaska à l’Afrique du Sud en passant par Hokkaido et le Niger, et surtout à la manière dont elles étaient filmées et regardées… J’ai aussi rencontré des Mapuches au Chili et en Argentine, travaillé avec un chaman d’Amazonie équatoriale, ainsi qu’avec des Wixáritari. Ce peuple bénéficie d’un certain degré d’autonomie au Mexique, ce qui a permis à leurs pratiques rituelles de subsister. Le pèlerinage vers la terre sacrée de Wirikuta en est un exemple : ils dansent des jours entiers, jusqu’à se métamorphoser en animaux et en plantes.

 

N’avez-vous jamais eu peur « d’exotiser » ces Premières Nations ? 

« Quand j’ai commencé à travailler avec des références “non occidentales”, l’alarme de l’exotisation s’est mise à sonner. À cette époque, je pensais que c’était le prix à payer pour m’intéresser à ces sujets. Pour moi, l’exotisme se situait seulement dans le regard du spectateur. Cela ne me concernait pas. Je me disais : si à Vienne ils me trouvent “exotique” parce que j’ai de longs cheveux noirs, que ma peau est plus foncée que la leur et que j’ai des origines étrangères, alors c’est leur problème, pas le mien. J’étais jeune ! Aujourd’hui, j’ai un rapport plus ambigu à cette question. D’un côté, l’exotisation est évidemment une forme d’ignorance, mais d’un autre, c’est aussi un révélateur de nos insuffisances et de nos aspirations : nous projetons tous ce qui nous manque chez “l’autre”. Pour la performance War (Ein Kriegtanz), j’ai travaillé sur des danses guerrières de l’île de Pâques et j’ai découvert que les chorégraphes avaient modifié la danse “originelle”, qui était une danse de lamentation, pour en faire une forme plus dynamique afin que les touristes, fatigués par la visite des sites archéologiques, ne s’endorment pas. Cela veut-il pour autant dire que c’est une “fausse danse” ? Je ne crois pas !

Elle intègre tellement d’éléments ancestraux, les chants, les usages du corps, la mobilité des hanches, les expressions, etc. Ces danses sont “exotiques” dans le sens où elles offrent aux touristes ce qu’ils veulent voir, comme un miroir qui les renverrait à leur étrangeté. Mais qui est le plus exotique ici ? Le touriste avec son énorme appareil photo, ses sandales velcro et ses habits aux couleurs ternes (qui ressemblent de loin à la version modernisée de la tenue de l’explorateur colonial), ou bien les danseurs à moitié nus ? Exotiser l’autre n’est qu’un outil de domination parmi d’autres. Nous sommes différents, mais cette différence doit être observée avec la bonne distance : il ne faut ni trop la réduire, ni trop l’exacerber.

 

Vous êtes très critique envers les accusations « d’appropriation culturelle ». Pourquoi ? 

« À Berlin, après une représentation du spectacle Dance & Resistance, une spectatrice qui avait des origines indigènes m’a dit : “Seuls les indigènes ont le droit de performer des danses indigènes.” Je lui ai répondu que, pour moi, cela revenait à dire : “Seuls les Allemands ont le droit de vivre en Allemagne.” C’est une question compliquée ! Aussi compliquée que la notion d’identité et les usages politiques qui en sont faits. Est-ce que je m’approprie ces danses rituelles ? Ou est-ce que je m’en empare pour les questionner et en faire autre chose, une sorte de transcendance qui n’essaie pas de se faire passer pour ce qu’elle n’est pas, à savoir une reproduction exacte et fidèle. Est-ce que j’ai le droit de faire ça ? Est-ce que je suis blanche ? Je suis mexico-chilienne, j’ai un héritage Mapuche, des origines sépharades, libanaises, syriennes et palestiniennes et je vis et travaille en Europe. Est-ce que je suis pure ? Est-ce que cela existe vraiment, être pure ? Je ne crois pas à la pureté, c’est un concept fasciste. La culture n’est pas une essence. La vie, comme l’art, c’est du cannibalisme. Cela se joue toujours dans une relation à l’autre. La danse s’incarne à travers des corps vivants, aujourd’hui, qui reformulent et changent constamment les mouvements. Vous comme moi, nous sommes constitués et traversés d’héritages ancestraux qui se transmettent génétiquement de génération en génération : nous sommes à la fois très anciens et entièrement neufs.

 

Dans Danse & Resistance, vos interprètes entrent en transe sous un chapiteau bariolé de logos de multinationales (Shell, Nestlé, Vinci, Total…). Comment articulez-vous danse rituelle et exploitation prédatrice des sols et des sous-sols ? 

« En lisant une discussion entre les représentants de Premières Nations, une multinationale et des écologistes, j’ai réalisé qu’ils ne parlaient pas de la même chose quand ils évoquaient “la terre”. Les entreprises parlent de “ressources naturelles”, les écologistes “d’environnement” et les Premières Nations d’autre chose encore, que l’anthropologue Marisol de la Cadena regroupe sous le terme “d’êtres- Terre” (“Earth Beings”). Ces êtres n’existent pas dans l’épistémologie occidentale, ils sont donc exclusivement traduits en termes de croyance. Dans les cultures amérindiennes, animaux, végétaux, masses d’eau et sites géologiques ne sont pas réduits à leur existence matérielle et ne sont pas considérés comme des objets. Ils ont une forme de subjectivité, une raison d’être, et ils sont liés aux communautés humaines par des relations de réciprocité. Leurs danses rituelles ont une fonction très éloignée du spectacle : elles existent pour mobiliser les énergies d’une communauté dans une célébration qui rend possible la coexistence des humains et des êtres-Terre. C’est donc une forme de résistance à la manière dont la modernité et les multinationales “objectifient” tout ce qui n’est pas humain, car elles ont besoin d’éloigner les populations du terrain afin de pouvoir exploiter les ressources. Ce processus a déjà eu lieu en Europe, il y a plusieurs siècles, c’est ce qu’on a appelé “l’appropriation primitive”.

 

Ces êtres-Terre sont-ils considérés comme les égaux des hommes ?

« L’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro a travaillé sur certaines tribus d’Amazonie. Il explique que la condition partagée par les animaux et les humains n’est pas l’animalité mais l’humanité. Alors que les Occidentaux considèrent la culture comme étant multiple – il existe différents systèmes de représentations – par opposition à une nature qui serait une entité fixe, les Amérindiens ont une conception diamétralement opposée. Pour eux, il n’existe qu’une seule culture et de multiples natures‑ : l’épistémologie – la manière d’appréhender le monde – est constante, et l’ontologie, ce qui relève de l’être, est changeante.

 

Quelles valeurs et règles secrètes de la modernité avez-vous comprises grâce à ce travail au long cours ? 

« L’idée que le temps est une ligne droite orientée du passé vers le futur‑ ; la certitude que “l’art contemporain”, par opposition aux “arts premiers”, est une chose vers laquelle les Premières Nations doivent tendre pour devenir “comme nous”‑ ; le désir pressant et omniprésent de nouveauté‑; le caractère séculier – qui est censé être une absence de religion alors que c’est un concept judéo-chrétien –, la distanciation comme valeur esthétique (ironie, distinction entre le signifié et le signifiant…) ; la réduction de l’art à sa seule valeur esthétique alors qu’il a de nombreuses autres dimensions‑; la prise de distance avec le terrain ‑; la neutralisation et l’abstractisation du corps… et tant d’autres‑! Le sociologue Rolando Vázquez explique qu’en considérant la nature comme étant le règne de la nécessité dont il faudrait se détacher pour devenir libre, on ne peut qu’entraîner de la destruction (“earthlessness”). Le corps est fait des mêmes matériaux que la terre, il est la terre.

 

Propos recueillis par Aïnhoa Jean-Calmettes


Cet article a été initialement publié dans le n°100 de Mouvement, mars-avril 2019