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Entretien extrait du Mouvement numéro 112



À 35 ans, Andrea Laszlo de Simone, auteur d’une miraculeuse trilogie de disques, est porté aux nues par un cercle d’initiés qui s’élargit de jour en jour. Artisan d’une pop orchestrale dans la grande tradition italienne, ce père de famille s’est délibérément établi à contre-courant du star-system. Pas carriériste pour un sou, le crooner fait déjà ses adieux à la scène, mais nous promet qu’il en a encore sous le coude. Rencontre dans son fief turinois.

Une matinée de novembre à Turin, sous un ciel plus gris qu’un pelage de lévrier. On ne distingue même plus les montagnes qui entourent la ville, plongée dans une brume opaque. Un freddo becco, comme on dit par ici. Nous voici plantés devant une porte cochère, dans un quartier sans attrait où retentit le tocsin d’un clocher qui ressemble à s’y méprendre à une cheminée d’incinérateur. Dans un studio flambant neuf, douillet comme un chalet, Andrea Laszlo de Simone nous reçoit avec une accolade. Petit gabarit à la mine joviale, yeux pétillants et pommettes saillantes, Andrea n’a rien de l’übermensch, si ce n’est la moustache en fer à cheval. Il insiste pour parler en français, et nous fait visiter le studio.


« Je n’ai aucune obligation de faire des concerts et je décide de sortir des disques quand je veux, dans un an comme dans dix. »


UNE AFFAIRE PRIVÉE


C’est sur un antique enregistreur quatre pistes à cassette, posé dans un coin, qu’ont pris forme ses premières compositions réunies sur l’album Ecce Homo, autoproduction confidentielle sortie en 2012. Un disque sans prétention, bricolé avec son frère à l’aide d’un synthé cheap et d’un ordinateur, très loin des arrangements luxuriants qu’il allait développer par la suite. « À cette époque, j’étais trop timide pour monter sur scène, confesse-t-il d’emblée. J’ai longtemps eu un job d’assistant monteur dans la publicité et le documentaire, et ça m’allait très bien d’être un musicien dilettante. Même si la musique est toute ma vie, je tiens à ce que ça reste un plaisir, pouvoir produire à mon rythme, sans contrainte commerciale. Quand je fais des concerts, je me rends compte à quel point la perception que le public a de moi a changée. Des gens viennent me voir comme si j’étais une star. C’est très touchant, mais dès que je franchis le seuil de ma maison, je redeviens un père lambda dont la seule priorité est de s’occuper de ses enfants.»


Il a d’ailleurs longtemps refusé de partager ses compositions en dehors d’un cercle restreint d’ami.es, à qui il destinait à l’origine sa musique. « Je ne voulais pas signer sur un label. Daniele, mon manager à qui j’avais fait écouter mes premiers morceaux, me sollicitait incessamment, et je répondais non à chaque fois. Il était hors de question pour moi d’être tributaire des exigences de l’industrie musicale. Jusqu’au jour où il a recruté lui-même des musiciens et leur a fait apprendre des morceaux de Ecce Homo. J’ai fini par accepter d’assister à une répétition et je me suis rendu compte que ça fonctionnait à merveille. Il est venu à bout de mes réticences. Mais j’ai posé des conditions drastiques : pas de marketing ni de médiatisation forcée. Je n’ai aucune obligation de faire des concerts et je décide de sortir des disques quand je veux, dans un an comme dans dix. » C’est la raison pour laquelle Andrea a décidé d’arrêter la scène après deux derniers concerts aux Transmusicales de Rennes, début décembre, au grand dam d’un public tout juste conquis. Cette hygiène de vie érigée en vertu cardinale ne fait pas de lui un janséniste, loin s’en faut. Le bougre clope comme un pompier et on met notre main à couper qu’il troquerait volontiers un disque d’or contre un bon cru du Piémont.






« Ma musique tente surtout de restituer des atmosphères liées à des souvenirs et à des émotions. C’est la bande-son de ma vie ! »



HÉRITAGE CULTUREL


Andrea n’est pas peu fier de sa dernière acquisition : une étincelante batterie vintage glanée sur Internet. « Tout part de là, lance-t-il. J’ai commencé à jouer de la batterie à l’âge de 9 ans en autodidacte. Tout le reste a suivi. Mon frère aussi est musicien, mais il a eu un cursus plus classique. C’est lui qui écoutait de la musique quand on était gosses. Mon père passait des trucs commerciaux à la maison, du genre The Jets, dont j’entendais des bribes en fond sonore, tout comme les bruits de la rue, ou le ressac de la mer quand j’allais chez ma mère dans les Abruzzes. J’ai spontanément assimilé ces sons, sans même m’en rendre compte. Ma musique tente surtout de restituer des atmosphères liées à des souvenirs et à des émotions. C’est la bande-son de ma vie ! Je n’aime pas m’encombrer de références, on a vite fait après de vous cataloguer. » On taira donc le patrimoine auquel on l’a hâtivement rattaché : celui de la variété italienne des années de plomb, quand Lucio Battisti, Adriano Celentano et Franco Battiato redessinaient politiquement les contours de la pop. Les journalistes lui ont trop souvent fait porter le fardeau de cet héritage seventies, dont il renie l’influence, consciente du moins. « Je ne suis pas du tout dans le fétichisme rétro. Je n’appartiens pas au passé, je me sens complètement de mon époque. On me compare souvent à toutes sortes de chanteurs italiens, mais je n’ai jamais écouté leur musique ! À force d’entendre les mêmes noms revenir à longueur d’interviews, je fais semblant de les connaître, mais c’est pour éviter de passer pour un inculte. » 






Et cette moustache alors, qu’il arbore orgueilleusement ? « Tout attribut physique ou vestimentaire est désormais conceptualisé, comme si c’était calculé de ma part. Certes, la moustache a été à la mode à un certain moment de l’histoire, mais on porte la moustache dans ma famille depuis des siècles ! » Il pointe un plafonnier accroché au-dessus de lui. « Suis-je rétro parce que cette lampe n’est pas au standard actuel ?, poursuit-il facétieux, très sûr de sa dialectique. Les gens ne peuvent s’empêcher d’associer la guitare aux années 1960-1970. Mais ses origines remontent au XIVe siècle ! Si j’utilise une batterie ou une guitare, c’est parce que ça fait partie de mon héritage culturel. C’est mon quotidien, comme le fait d’utiliser une fourchette ou de boire un café. On buvait déjà du café il y a mille ans, or personne ne vous accuse d’être rétro quand vous commandez un café ! C’est la communication et le marketing qui ont fabriqué de toutes pièces ces mythologies. » Aristote et Barthes peuvent dormir du sommeil du juste : l’humanité ne fait que ressasser.



DE PÈRE EN FILS


Deux tirages photographiques, datant ostensiblement de la fin des sixties, trônent sur un orgue Farfisa. On reconnaît le visage radieux de la jeune fille qui orne la pochette de Vivo, vibrant slow aux intonations yéyé, comme tombé d’un film de Miguel Gomes ou de la botte d’un Phil Spector transalpin. Et le cliché sur Uomo Donna, sublime double-album qui l’a révélé au monde en 2017. « Ce sont deux adolescents que mon père avait alpagués dans la rue pour les faire poser ensemble. Ils ne se connaissaient pas, mais il leur a demandé de s’embrasser devant son objectif. Par la suite, ils ont vécu une histoire d’amour tragique. Ils étaient tous les deux junkies, et le type est mort d’overdose quelques années plus tard. » Chez Laszlo de Simone, le sens du tragique semble toujours aller de pair avec la joie de vivre. Une pudeur qui le fait friser de l’œil et semble le préserver de tout accès de mégalomanie. « J’ai récemment monté une exposition des photographies de mon père. Il existe un lien tacite entre ma musique et son parcours, une transmission de génération en génération : de mon père à moi, et de moi à mes enfants. »


Son père, donc, sur lequel il ne tarit pas d’éloges. Photographe autodidacte et documentariste institutionnel « car il fallait bien nourrir la famille », il a joué un rôle tutélaire dans sa construction culturelle et sa vocation de musicien. « Il n’était pas riche mais possédait une curiosité sans limite. C’est lui qui m’a appris la distance critique. Ce sont surtout des films – et leur bande-son – qui m’ont marqué, en particulier le néoréalisme italien et les films de la Nouvelle Vague, ceux de Godard et Truffaut notamment, que mon père m’emmenait voir au cinéma. Je ne me lasse pas de revoir Le Fanfaron de Dino Risi ou Le Voleur de bicyclette de Vittorio de Sica. » Andrea Laszlo de Simone a finalement renoncé, au moment de la naissance de sa fille, au double album que son père et son fils lui ont inspiré. À la place est paru Immensita, un EP grandiose sans être grandiloquent, un tourbillon d’amour fou et de sensualité, dont l’écoute vous procure le bonheur simple d’être en vie. Un sentiment d’extase figuré par un extrait du film Vie Privée de Louis Malle, dans lequel Brigitte Bardot chute au ralenti, cheveux au vent.



L’UNIVERS À NOS PIEDS


Les symphonies de poche d’Andrea Laszlo de Simone, portées par un somptueux ensemble de cordes et de cuivres, oscillent constamment entre euphorie voluptueuse et mélancolie à chialer. Les thèmes sont éternels (le cycle de la vie, de l’amour et du deuil), mais la composition ne cède jamais au couplet-refrain éculé. Aussi cinématiques que les court-métrages qui les accompagnent, ces morceaux tissent entre eux un fil narratif invisible. Du déchirant « Sogno l’amore », relatant la douleur d’un amour éconduit, jusqu’au ravissement de « Dal giorno en cui sei nato tu », chant d’amour dont les arrangements n’ont rien à envier à François de Roubaix, en passant par « Conchiglie » où un simili-boléro se transforme en odyssée cosmique, c’est l’univers tout entier qui semble tomber à nos pieds. Sentimental en diable, se défendant d’être nostalgique, Andrea aime par-dessus tout « raconter des histoires », chacune de ses chansons embrassant un destin qui n’est pas forcément le sien. On y entend le souffle du vent, la pluie qui tombe, le tic-tac d’un réveil et les rumeurs de la rue. Le voyage s’accomplit avec lui à travers l’écoute du monde environnant, berceau de toutes les réminiscences. Le 31 décembre 2020, pour fêter la sortie de Vivo, il nous conviait d’ailleurs à un tour du monde par procuration via un site interactif qui nous baladait en temps réel et de façon aléatoire dans les webcams de villes au quatre coins du globe. Ode à un monde devenu inaccessible et détournement poétique des outils de la société de surveillance. Prendre de la hauteur, voir large, rester humble.






Il s’étonne même que sa musique soit si bien reçue en France. « C’est très étrange pour moi de rencontrer un tel succès hors d’Italie, constate-t-il en écrasant son cinquième mégot. Quand j’étais plus jeune, on m’assurait qu’il n’y avait aucune issue si je ne chantais pas en anglais. Mon prof d’anglais me bassinait avec ça, et je suis fier de pouvoir lui prouver le contraire aujourd’hui. J’ignore pourquoi la France est à ce point réceptive à la pop italienne. » Il est vrai que l’Italie a toujours été un terreau de créativité pour les chansonniers pop, les chanteur.ses lyriques ou... les compositeurs de musiques de film. Qui ne s’est jamais extasié sur une bande-son signée Ennio Morricone, Piero Umiliani ou Nino Rota n’est pas digne de siroter un Prosecco dans un troquet parigot. Pour l’heure, pas facile non plus de trouver une gargote ouverte à Turin un dimanche midi. Après vingt bonnes minutes de marche le long d’une immense avenue déserte, enfin attablés à la terrasse d’une trattoria sarde, grelotant dans nos manteaux, on touche la corde sensible lorsqu’on émet cette hypothèse : sa musique est arrivée à nos oreilles à point nommé. C’est du réconfort contre la morosité. Comme ce bol de Minestrone, taillé pour Gulliver. Andrea Laszlo de Simone a de l’amour à revendre, et c’est une bénédiction par les temps qui courent.



Photographie : Alessandro Treves, pour Mouvement

Texte : Julien Bécourt à Turin

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