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Un entretien extrait du N°120 de Mouvement


Notre époque aurait fait naître, selon vous, un nouveau visage du fascisme : le « fascisme sournois de la négligence ». Qu’entendez-vous par là ?


Dans la tradition étatique, il existe un moment historique qu'on a pu appeler le « pastoralisme d’État » : le berger qui prend soin de son troupeau et tente de récupérer ses brebis égarées. Ce temps-là est révolu. Le néolibéralisme a complètement conquis le cœur de l’État, et celui-ci ne fonctionne que sur le principe de la négligence. C’est-à-dire : on s’en fout. Que 40 000 migrants meurent noyés dans la Méditerranée, on s’en fout ; que des jeunes exilés croupissent dans la rue, on s’en fout ; le démantèlement de l’hôpital et des institutions de la psychiatrie, avec comme conséquence des malades qui errent dans les villes, on s’en fout. Les institutions, avant même que l’on ait eu le temps de pratiquer des alternatives, sont devenues un champ de ruines : on s’en fout.


Vous venez de ces pratiques alternatives à la psychiatrie. Comment glissez-vous de votre expérience de psychologue à la formulation d’une proposition politique dans Petit traité de cosmoanarchisme ?


Je suis héritier d’une triple histoire. Et je crois que dans tout ce que l’on fait, dans ce que l’on tente de penser, on n’en finit jamais de ranimer de vieux fantômes. La première pour moi est celle de l’anarchisme catalan, avec tout ce qu’elle a comporté d’espoirs et de violences. Je l’évoque un peu dans ce livre, en ouverture, à la manière d’un collage de fragments. La seconde est celle de la migration. Si je n’ai pas vécu la tragédie des exilés d’aujourd’hui, brutalisés par les États, je me rends bien compte que je reste toujours un peu flottant, sans ancrage. Et enfin, la dernière est celle des tentatives de penser le soin contre les institutions : cela va de la psychiatrie pratiquée dans des réseaux alternatifs, à l’ethnopsychiatrie. Ma rencontre avec Tobie Nathan – qui fut le créateur de cette discipline en France – a été très importante pour moi. Il pensait à rebours de la matrice psychanalytique qui pose le sujet comme un être autonome, clos sur lui-même et universel. Et donc à rebours de cette idée selon laquelle le thérapeute devrait tout faire pour s’extraire de la relation avec ses patients, maîtriser en permanence son « contre-transfert » et refuser toute forme d’influence. Je m’inscris dans cette lignée, celle du mouvement psichiatria democratica italien, dont le travail de désinstitutionalisation mobilisait des communautés ordinaires, ou encore dans celle des pratiques de réseaux de Mony Elkaïm pour qui le travail thérapeutique, c’est accepter les résonances que la singularité de votre patient provoque en vous. Il s’agit alors non pas de prendre soin d’individus – je ne sais d’ailleurs pas très bien ce qu’est un individu – mais des relations qui rendent possibles des rencontres entre les manières d’exister. Celles-ci étant nécessairement associées à des milieux singuliers.


Est-ce parce qu’elle prend soin des relations que la question thérapeutique est politique pour vous ?


Oui. Dans le contexte de libéralisme fascisant qui est le nôtre, les liens qui font communauté sont les plus visés. Nous ne sommes plus dans le vieux fascisme historique avec ses masses fusionnelles. Le libéral-fascisme qui vient est une atomisation qui fait masse, dans une logique de destruction des liens. Face à ces effondrements, je ne vois pas très bien ce que l’on peut faire d’autre que de prendre soin des vulnérabilités. Si je dois encore faire quelque chose dans ce monde, c’est contribuer à prêter attention aux manières d’exister, dans leur fragilité. L’émancipation ne peut passer, aujourd’hui, que par la création de communs de soin. Une écologie du soin dans laquelle nous veillons sur les liens que l’on tisse les uns avec les autres, dans des milieux singuliers qui contiennent, aussi, d’autres êtres non humains. Je le répète : il s’agit de faire lieu, une multiplicité de lieux, contre celui que nous impose l’administration du désastre.


« Si ce monde s’écroule, alors forcément d’autres mondes reviennent », écrivez-vous. Ces autres mondes, vous n’allez pas les chercher ailleurs, mais plutôt dans notre passé occidental. Vous méfiez-vous des risques d’exotisation ?


Comprendre, grâce aux enquêtes ethnographiques, qu’il existe d’autres façons de se rapporter au monde me semble indispensable et j’ai énormément de respect pour les personnes qui s’intéressent aux pratiques autochtones, minorisées. L’anéantissement, les autochtones l’ont pour beaucoup déjà vécu. Aujourd’hui, ils regardent comment nous allons le vivre. Ne pas s’intéresser à comment ils ont fait pour survivre, ne pas s’intéresser à la manière dont les Afro-Américains ont survécu à l’esclavage et au système des plantations, ou les Amérindiens aux premiers ravages extractivistes, c’est être insensible. Et rater trop de choses. Mais en effet, notre autochtonie à nous – « auto », soi, dans son rapport à « chtonos », la terre –, m’importe aussi. Elle ouvre un champ indispensable de recherche historique : des communaux médiévaux aux expériences anarchistes, en passant par les vies paysannes dans les villages, les communautés prolétariennes des villes – avant que l’État ne parvienne à les quadriller avec son administration, son cadastre et ses polices. Tout un tissage d’histoires a résisté à son écrasement et ressurgit dans le chaos social d’aujourd’hui.


Réinvestir ces histoires oubliées vous semble-t-il plus efficace, pour défaire le fatalisme ambiant, que de croire encore à une promesse révolutionnaire ?


Nous héritons d’une tradition, cristallisée aux XIXe et XXe siècle, qui nous invite à concevoir la révolution comme un événement cataclysmique, une rupture. Or je crois qu’il faut absolument sortir de cette pensée théologique de l’histoire, de cette pensée du temps comme une ligne qui s’élance vers le futur. Nous devons au contraire entrer dans une logique de faisceaux et de multiplicité de temps. Nous avons besoin que certains travaillent à revitaliser les sols dans des espaces urbains, comme en Seine-Saint-Denis, que d’autres proposent des programmes de transition au sein des machineries infrastructurelles, que d’autres, encore, fassent exister des lieux d’hospitalité. Nous avons besoin des pratiques de sabotage, des ZAD et d’un travail spéculatif autour des « communes » à venir. S’il y a bien un programme politique qui a du sens pour moi, c’est celui qui s’attache à multiplier les mondes, et, par-là, multiplier les autres en nous.


Est-ce parce qu’il nous empêche de « multiplier les autres en nous » que vous êtes si critique de la notion de sujet, pilier de la modernité occidentale ?


Étymologiquement, sujet signifie « assujettir, soumettre ». L’histoire de l’État est celle de l’assujettissement d’individus disciplinés. Mais progressivement, on est passé du gouvernement des autres au gouvernement de soi. Dans L’Herméneutique du sujet, Michel Foucault fait une longue généalogie du « souci de soi » et de la façon dont, pour devenir un sujet, il faut établir un « état de soi » stable qui suppose, toujours, de conjurer les extériorités – ce qui pourrait faire intrusion. Dans ce texte, il convoque Démétrius et les cyniques pour qui la préoccupation première n’était pas « connais-toi toi-même », mais connaître la relation que nous avons aux autres que nous : aux arbres, aux divinités, à ce qui nous met en relation, etc. Il s’agit d’un fil, qui, comme tant d’autres, aurait pu nous conduire vers d’autres formes de subjectivation. Mais, historiquement, c’est l’idée d’un sujet autonome, clos sur lui-même, ubiquitaire car capable de vivre partout dans l’indifférence des lieux, qui l’a emporté. Cette pratique de l’autonomie délaissant les interdépendances nous a conduits vers l’individu libéral : cet entrepreneur de lui-même, hors-sol, qui ne se réfère qu’à sa propre personne, dans une logique de bénéfices et de gains. Or, cette souveraineté est indissociable d’une violence infligée aux autres.


Contre la notion de sujet, vous préférez parler d’âmes. N’avez-vous pas peur d’utiliser un terme aussi galvaudé ?


L’âme dont je parle, avec d’autres, n’est pas une notion théologique au sens d’un dieu qui distribuerait les âmes. C’est une question d’animation, ou plutôt de co-animation. Car on ne se fait une âme qu’en en accueillant d’autres, en cessant de s’emmurer dans une cuirasse impénétrable, en invitant le trouble plutôt qu’en tentant de le conjurer. Comme le dit le philosophe David Lapoujade : « On n’existe que de faire exister ce qui en retour nous fait exister. » Ce sont les relations qui singularisent nos modes d’existence. Or, en nous contraignant à nous penser comme des sujets autonomes, pouvant exister de la même manière n’importe où, la modernité nous a fait rompre les liens d’animation.


Est-ce la raison pour laquelle vous écrivez : « L’anarchisme qui vient sera un animisme » ?


L’anarchisme historique avait tenté de se débarrasser du politique et de la représentation, mais pas du social. Il ne le pouvait pas encore. Lutter contre l’État, c’était affirmer la communauté à partir de ses formes de distribution, d’assignation et de division sociales. Or l’anarchisme qui ressurgit aujourd’hui s’oppose au « social » et à ses identités figées. Il s’articule autour de communautés, des processus de communisation qui les façonnent et des relations qui s’y nouent. C’est en ce sens que les pratiques communales définiront les nouvelles figures du partisan. Des partisans de la multiplicité qui ne trouvent à exister qu’en défendant les milieux de vie qui leur sont associés. L’anarchisme qui vient sera un mélange entre ces pratiques communales et Mad Max. On le voit déjà en Amérique latine où cohabitent le monde du narcotrafic, qui envahit de vastes pans de vie sociale effondrée, et le Zapatisme.


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