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Rhône, Mississipi : pourquoi les deltas vous intéressent-ils autant ? Que nous permettent de comprendre ces paysages ? 

 

Les grands deltas sont des paysages « sentinelle ». Je reprends ce terme au philosophe et anthropologue Frédéric Keck qui a mis en évidence la manière dont les sociétés d’ornithologie avaient annoncé la grippe H1N1 : les sentinelles détectent ce qui arrivent, parfois au prix de leur sacrifice. Les paysages sentinelles et leur esthétique renvoient à ces zones à forte bascule, parce que particulièrement exposées à la montée des eaux ou au réchauffement climatique par exemple. Les grands deltas ou le Grand Nord sont des laboratoires de ce qui nous arrive à l’échelle globale. Comment l’anthropocène devient-il une donnée sensible à l’échelle de Gaïa ? C’est l’enquête que je mène par le biais de livres, d’expositions, d’installations ou des prises de parole. Certains sujets impliquent que l’on utilise plusieurs régimes d’interventions. Dans Voyage en sol incertain, ou j’ai thématisé le paysage sentinelle autour des deltas du Rhône et du Mississipi, j’ai pris le parti d’escamoter totalement les codes académiques pour trouver des modalités de récit littéraire, une perspective un peu plus lyrique.

 

Votre dernier ouvrage, La rivière et le bulldozer traite du caractère minéral de la modernité. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

 

La modernité n’est pas seulement caractérisée par l’usage des hydrocarbures, elle mobilise également une quantité de flux sédimentaires extraordinaire, notamment du sable pour couler du béton. Dans ce nouveau livre, je me suis donc proposé de relire le passage du néolithique au paléolithique, la naissance de l’agriculture et de l’élevage par le prisme du rapport des civilisations aux sols et aux sédiments. Pourquoi les hommes sont-ils devenus sédentaires et éleveurs il y a 10 000 ans ? Pourquoi une espèce invasive comme l’homo sapiens a-t-elle eu tant de succès grâce à l’usage technique des sols ?


Très tôt, les humains s’occupent des sédiments. Des images satellites de la topologie des sols montrent qu’il y a 16 à 18 000 ans déjà des modifications se traduisent par des érosions, des brulis, des modifications de lits de rivières, des manipulations de sols. L’Homo sapiens s’est imposé comme une civilisation sédimentaire. Or cette sur-mobilisation ainsi que le gaspillage des sols, garants du vivant, sont insoutenables.


Votre constat est que l’on parle beaucoup du vivant et finalement peu du minéral...


Oui, on parle d’anthropocène, de la biodiversité. Mais de nombreuses philosophies de la coexistence inter-espèce ont selon moi tendance à essentialiser le vivant. Je m’intéresse aux animaux, aux processus féraux, mais il me semble également important de traiter des questions de minéralité et de prendre en compte la dimension géologique : aujourd’hui, le pétrole et la pétrochimie sont présents dans tous les milieux et à toutes les échelles de maîtrise du vivant ! Avec La rivière et le bulldozer je pousse la question du côté des energy humanities, de la minéralité et de la sédimentation dans un positionnement critique vis-à-vis de ceux qui ne parlent qu’aux pratiquants de la permaculture, sans s’adresser aux agriculteurs intensifs, ceux qui négligent la féralité, là où elle prolifère dans les périphéries, les campagnes. J’essaie d’apporter autre chose au moulin car nous sommes dans une petite niche d’intellectuels. Il faut élargir, et cela passe, pour moi, par les arts de l’attention.


Le minéral aurait-il moins d’attrait que le vivant ?


On a peu intégré, dans les études environnementales, des choses nous venant de la géographie, de la géologie ou de l’hydro-morphologie. La pédologie, l’étude des sols vivants et organiques est assez récente par rapport à l’étude du vivant. C’est en 1990 que ce domaine entre dans le registre de la Food and Agriculture Organization (FAO). Il n’y avait pas de catégorie pour parler des sols anthropiques avant ! Aujourd’hui, il y a toujours peu de travaux sur le minéral, même si des géochimistes nous montrent que les pierres sont vivantes. Nous gardons un temps de retard épistémologique, là où la botanique et d’autres sciences des animaux et des insectes ont été portés sur le devant de la scène par les philosophes du vivant, comme Vinciane Despret.


©Tonatiuh Ambrosetti


Dans votre pratique, vous croisez recherche scientifique, philosophie et arts plastiques. Comment est née votre méthode ? 

 

Tout a débuté en 2010 avec Claire Dutrait, dont le travail porte sur les sols pollués. Via des randonnées poétiques, des films, des performances, nous nous sommes saisis de l’enjeu d’écrire des paysages jusqu’alors sans récit. Pendant deux ans, nous avons marché sur le périphérique de Toulouse et avons rencontré des Rroms, des réfugiés, des punks à chiens et toutes les espèces pionnières des friches recolonisées, ces tiers espaces, tiers paysages. Dans ce processus, l’écriture vient un peu comme une boucle de rétroaction entre l’appétit de description, les arts de l’attention et ceux de la métamorphose, de la transfiguration de valeurs sensibles propres des territoires dont on parle. Dès que l’écologie du lieu est prise au sérieux l’art n’est pas loin. Il importe donc de prêter attention aux mots, pour trouver des représentations, mobiliser la sensation pour réorienter les significations. Les sciences de la terre dans leur trajectoire post Humboldt sont des sciences de l’instrumentation. Notre rôle, en tant que non scientifiques, est de diversifier les registres de sensibilité et d’esthétiques.


Comme le rappelle la chercheuse Virginie Marris, les chiffres et les représentations scientifiques mettent à distance la dimension sensible des choses. 

 

Ce ne sont pas les seules. La techno-sphère invisibilise tous les flux de matière qui composent la modernité. On vit dans une société hyper carbonée sans être en relation avec les processus qui soutiennent cette civilisation. Redonner de l’épaisseur aux sédiments c’est tenter de re-materialiser les processus invisibilisés par la pétroculture. Tout un courant anglo-saxon travaille sur ces questions du pétrole, de l’huile, mais ces études restent très peu pratiquées en France.


Vous dites que les sédiments portent en eux les spectres du passé. Permettent-ils selon vous d’aller à rebours de ce qu’on nomme « l’amnésie écologique » ?


Avec le dragage des différents cours d’eaux, les sédiments sont traités comme des déchets ou des ressources. Mais ils sont également des marqueurs stratigraphiques. Il faut se demander quels sont ceux qui seraient suffisamment stables pour témoigner de ce changement d’époque qu’est l’anthropocène ? Car c’est avec les ruines de notre civilisation que les archéologues du futur pourront attester de ce changement de paradigme. Cela pose la question des fantômes de nos milieux et du passage d’une mémoire psychique à une mémoire collective avec les biotopes et les générations antérieures qui ont pu en bénéficier. Gil Bartholeyns, a écrit Le hantement du monde, un brillant petit livre sur le Covid et sur la fonction totalement déterminante de la mémoire pour nos liens intergénérationnels. On ne cesse de passer d’un nouvel état de normalité à un autre, à l’image du fameux parebrise qui était auparavant couvert d’insectes. Les fantômes de l’Holocène et autres poches de résistances ont besoin de rituels et de relations aux fantômes pour se rappeler que telles espèces ont disparues ou sont en voie de disparition. À cet égard, des territoires comme ceux de Fukushima sont particulièrement hantés tandis que les nôtres sont plus sourds. Les sédiments nous donnent d’une certaine manière la possibilité d’accueillir la mémoire. La France compte 350 000 lieux dont les sols sont pollués. La majorité appartiennent au patrimoine foncier des communes où les industries ont disparu. Comment vivre avec ? Sont-ce des monuments, des archives archéologiques ?


Si les sédiments sont des biens communs, pourrait-on aller jusqu’à leur donner une portée politique ? 

 

Cela reviendrait à doter d’une personnalité juridique les entités de la nature comme en appelle Camille de Toledo à travers la notion desoulèvement légal terrestre. De manière complémentaire, Sarah Vanuxem réactive certaines dimensions du droit médiéval dans lequel ce sont les milieux qui sont propriétaires de ceux qui les exploitent, et pas l’inverse. Des pistes existent quant à l’action de certains paysagistes qui usent de techniques pour renaturer, via l’ingénierie, des rivières artificialisées avec la présence d’animaux comme les castors qui permettent des restaurer des zones humides. Lorsqu’un castor fait son travail, cela crée débat quant au possible bénéfice suffisamment fort pour le milieu qui lui profite. Mais parfois, la restauration écologique produit plus de pollution que de bénéfices. Lorsqu’il y a un dragage, l’eau devient boueuse, les poissons meurent, les sédiments sont largués en mer, ce qui est délétère pour les pécheurs et les différentes parties prenantes qui ont leur mot à dire. À trop remuer, on peut réintégrer des polluants comme le PCB dans les organismes. Cette question doit être politisée pour ne pas rester dans des mécaniques d’ingénierie qui ne prennent pas en compte la vie des gens. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit là d’une courte séquence d’économie générale, avec des coûts collatéraux. Le régime du vivant va trouver des chemins dans l’économisation générale du monde. C’est ainsi que se déclenchent des féralités avec des résurgences de vivants qui ont leur mot à dire, des surgissements imprévisibles souvent nocifs qui auront des coûts négatifs pour le capitalisme, mais aussi pour tout un ensemble de minorités qui vivent dans ces zones d’injustice environnementales et seront les premières victimes.


> La rivière et le bulldozerédition Premier Parallèle, août 2022

Voyages en sol incertain, Enquête dans les deltas du Rhône et du Mississippi, éditions Wildproject, 2019

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