Près de trente ans après deux films aux titres définitifs, Fin et Vie, on pensait l’oeuvre d’Artavazd Pelechian achevée. L’échec des tentatives de financement d’un épique projet de fiction intitulé Homo-sapiens – situé quelque part entre Kubrick, Brueghel et Tolkien par certains de ceux qui ont pu en lire le scénario – semblait avoir arrêté le compteur du cinéaste à neuf films, réalisés entre 1964 et 1993, dont les durées combinées n’atteignaient pas trois heures. L’homme lui-même – « très sauvage, un peu fou, mais un cinéaste exceptionnel » ainsi qu’on l’avait présenté au critique de cinéma Serge Daney au début des années 1980 – ne donnait guère de signes de vie. D’où l’emballement du monde cinéphile à l’annonce cet été d’un nouveau film. Qui plus est d’un long-métrage de soixante-deux minutes, produit d’une commande passée en 2005 par la Fondation Cartier et le ZKM Filminstitut de Karlsruhe.
Le maître arménien, aujourd’hui octogénaire, aura donc mis quinze ans à réaliser La Nature, bientôt visible à la Fondation Cartier en compagnie de l’un de ses films les mieux connus : Les Saisons, portrait d’une vie paysanne au début des années 1970 dans un village de montagne en Arménie. Leur association – comme pour Fin et Vie, que Pelechian a toujours tenu à présenter l’un après l’autre –, est riche de résonances. Les Saisons prenaient le genre pastoral à rebours, loin du calme et de la douceur traditionnellement associées au motif. Les éléments y livraient une lutte sans merci à des bergers et leur troupeau dévalant montagnes rocailleuses et rivières déchaînées, emportés par des pluies torrentielles. C’est un même déluge que La Nature construit, cette fois à partir d’images trouvées en ligne et montées de manière particulièrement spectaculaire en une sorte de festival de catastrophes naturelles du XXIe siècle. En regardant les côtes japonaises ravagées et leurs habitants fuyant les flots tout-puissants du tsunami de mars 2011, les images de ce berger arménien s’acharnant à sauver un mouton égaré des remous d’une rivière sortie de son lit reviennent en mémoire, indélébiles.
Bandes d’inactualités
Le monde n’est plus exactement ce qu’il était lorsque Pelechian semblait donner congé à son œuvre avec deux images, celles d’une lumière au bout d’un tunnel (Fin) et d’un nouveau-né dans les bras de sa mère (Vie), qui finiraient par se superposer dans notre esprit par la combinaison mentale d’un bruit de chemin de fer et d’un battement de cœur. Revenir en 2020 avec un film intitulé La Nature et montrant une planète en cours d’implosion ne manque évidemment pas de convoquer d’autres discours que ceux de la théorie du montage cinématographique. Mais le cinéma de Pelechian s’est toujours efforcé d’articuler l’actuel et l’inactuel, le présent et le mythe, les images présentes et les images absentes. Comment ne pas reconnaître Sisyphe dans la figure de ces bergers dévalant les collines pour freiner la course de leurs imposants ballots de paille (Les Saisons), ou Icare chez les cosmonautes dans Notre Siècle, qui retrace les vicissitudes de la conquête spatiale ? Pour autant, tous ses films ressemblent à d’étranges newsreels. Lorsqu’ils ne reposent pas intégralement sur des images empruntées, comme c’est le cas de La Nature, des procédés comme le contretypage permettaient de vieillir artificiellement des prises de vues originales et de les faire passer pour de fausses archives. Le noir et blanc sert de nouveau à intensifier les propriétés expressives de l’image dans la tradition de l’avant-garde soviétique, autant qu’à homogénéiser les différences de qualité, de texture, de provenance et de datation. Puisant sa matière sur Internet, La Nature témoigne certes d’un nouvel âge des images, mais l’œuvre de Pelechian a su se montrer à cet égard particulièrement presciente.
Bandes d’actualités, documentaires, essais, poèmes ? Aucun genre ne décrit justement la singularité des films de Pelechian. Son approche du cinéma est née, et réside toujours, dans la technique. Lorsque Serge Daney découvre l’œuvre au début des années 1980 à Erevan, il y voit un chaînon manquant de l’histoire du cinéma, l’un des seuls à prendre au sérieux l’héritage formel du cinéma soviétique, c’est-à-dire le montage. Né en Arménie mais formé au début des années 1960 au VGIK, l’école de cinéma de Moscou, en même temps qu’Andrei Tarkovski, Pelechian a très délibérément cherché à apporter sa pierre à l’édifice théorique bâti par le cinéma muet soviétique : « Vertov et Eisenstein ont inventé une nouvelle machine, mais ils l’ont mise sur des rails de chemin de fer. Or, cette machine avait besoin d’un coussin d’air comprimé. C’était une impasse », dit-il à Daney lors de leur première rencontre à Moscou. Tous ses films, ainsi qu’un ouvrage paru en 1988, Moe Kino (Mon cinéma), témoignent du développement d’une théorie qu’il appelle le montage à distance ou à contrepoint. Afin de dépasser les limites du montage d’attractions qui misait sur la juxtaposition des plans, Pelechian cherche à inventer des distances entre les images, comme il l’explique à François Niney dans les Cahiers du cinéma en 1992 : « L’originalité de cette théorie tient peut-être dans ceci : a contrario du montage selon Koulechov ou Eisenstein – pour qui mettre deux plans en rapport leur donne un sens – le montage à distance, en tenant éloignés deux plans qui se parlent et font sens, communique leur tension et fait qu’ils se parlent à travers toute la chaîne des plans qui les relient. Par exemple : le montage à la Koulechov, ce serait un coup de canon suivi de l’explosion ; le montage à distance, ce serait une réaction en chaîne. »
Le mouvement de la matière
C’est avec Nous en 1969 que Pelechian illustre le plus clairement cette théorie. Au début, une fillette aux allures d’enfant sauvage regarde la caméra. Cette image intervient à nouveau au milieu du film, accompagnée de la même musique. À la toute fin, cette musique revient, mais le regard caméra de la fillette a été remplacé par l’image d’un immeuble dont les habitants se pressent aux balcons. Pour autant, la musique fait revenir l’image de la fillette en mémoire. Elle continue de nous regarder : elle est passée sous l’image, comme une potentialité. Pelechian en conclut deux choses. D’abord que le montage produit et compose avec des « images absentes ». Ensuite, qu’un film est deux fois plus long que sa durée effective : le temps de voir le film à l’endroit et de retraverser mentalement à l’envers l’espace qu’il a créé. De sorte que le montage à distance finit par annuler l’espace- temps qu’il a construit, par défaire ce qu’il a fait, et aboutit théoriquement à une destruction du montage.
La Nature offre le spectacle effroyable et fascinant de ce processus de destruction inhérent à l’expérience cinématographique. Son prologue consiste en une succession de plans de sources diverses sur des cimes de montagnes enneigées, accompagnés par le Kyrie de la Missa Solemnis de Beethoven. Un travelling aérien sur la crête d’une montagne fait apparaître d’étranges formations verticales, des rochers aux dispositions si bizarres qu’on se prend à se demander quelle force prodigieuse pourrait les y avoir projetées. On pense à l’Arche de Noé dont les ruines, selon la mythologie biblique, seraient conservées sur les hauteurs inaccessibles et gelées du mont Ararat, tant révéré par les Arméniens. Monde d’avant ou d’après la présence humaine ? Cette rangée de pierres verticales fonctionne en tout cas comme un présage. Après une fausse accalmie dans les dunes d’un désert anonyme, une série de fléaux pour la plupart reconnaissables – tremblements de terre, tsunamis, éruptions volcaniques, avalanches, tornades – semble s’abattre sur l’humanité, condamnée à regarder l’eau monter depuis le toit de bâtiments assiégés. Explosions, éboulis, foules, glissements de terrains : chaque plan semble choisi en fonction de l’intensité de son agitation interne, interagissant avec les autres selon des lois physiques contradictoires, tirant le spectateur dans plusieurs directions à la fois. Cherchant le mouvement de la matière dans une sorte d’extase chaotique et confuse, comparable aux stratifications sonores de certains groupes de black metal, le montage fait ici office d’accumulateur de puissances énergétiques. Les images quittent leurs rails de chemins de fer pour entrer en orbite.
Dans l’ouvrage collectif consacré à Pelechian qu’elle a codirigé, Marguerite Vappereau écrivait : « Que pourrait nous dire Pelechian aujourd’hui ? Sans doute qu’il nous regarde depuis un temps qui n’existe plus. (…) Pelechian est aujourd’hui à l’image de ces cosmonautes de Notre Siècle qui regardent notre planète de loin. Son extériorité lui impose le silence. Ses films, façonnés par la lutte entre la matière et le temps, restent comme les traces d’un monde disparu. » Tout en lui donnant raison, La Nature prouve combien la distance prise par Pelechian est éloquente, et son silence assourdissant.
Antoine Tirion
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