Sous une lumière blanche, une trentaine de pigeons gisent au sol dans des positions diverses, des courriers administratifs coincés dans le bec. Chaque volatile représente une structure culturelle : il y a les pigeons gagnants – les lieux où l’autrice de l’installation a été exposée – et les pigeons perdants. Cette œuvre gentiment sarcastique s’intitule Hunt Successful et on la doit à Zoé Ladouce, anciennement étudiantes aux Beaux-Arts de Marseille. « Dans ce travail, je reprends les codes des stands de foire d'art contemporain, explique Zoé. Je propose au public d'acheter les pigeons perdants pour capitaliser sur mon achat d’origine et réfléchir sur ce qui est perdu, ce qui n’a jamais abouti. Leur prix fluctue en fonction des conditions d'accueil de la résidence, de la rémunération, du rayonnement de la structure, etc. Ces pigeons, c’est la vérité qu’on cache derrière nos CV. Il y a tous ces endroits où l’on a été accepté, mais pour combien de candidatures infructueuses et d'heures passées à envoyer des dossiers ? » Cette réalité, c’est celle de « l’émergence », comme on l’appelle. Les jeunes artistes présenté·es à 100% L’Expo dans la Grande Halle de la Villette peuvent en témoigner. Certaines biennales ont beau leur consacrer des volets « jeune création », intégrer la programmation des institutions culturelles reste un chemin de croix pour cette nouvelle garde. Alors, être exposé·e en 2025 : mission impossible ?
S’exposer se vendre
La première étape est souvent la plus douloureuse : la sortie d’école. Un saut dans le vide qui en décontenance plus d’un. « La professionnalisation est peu traitée à l’école. Certes, on y apprend à monter son CV et son portfolio, mais on n’aborde pas la réalité psychologique, économique et matérielle de la condition du jeune diplômé·e. », relève Zoé Ladouce. Et sans vouloir faire du Bourdieu discount, dans la course à la reconnaissance, tout le monde ne part pas à égalité. « Ce sont toujours les mieux entouré·es qui s'en sortent », poursuit l’ancienne étudiante. Ninon Énéa travaille sur l’hyperféminité dans la pop culture. Dans l’exposition, ses sculptures trônent sur un socle rose. L’ancienne étudiante aux Beaux-Arts de Paris salue cependant les efforts de son établissement pour préparer les futurs diplômés à la vie d’artiste. « En deuxième année, les cours de communication visuelle nous permettait de savoir mettre en avant nos travaux dans un portfolio, et de maximiser nos chances d’être sélectionné·es pour des résidences : tout ça, ça s’apprend. Ce module était très utile et ils devraient même le renouveler en dernière année : c’est à ce moment-là qu’on en a le plus besoin. » À chaque établissement sa pédagogie. Savoir parler de ce que l’on produit : le nerf de la guerre ? Valérie Jouve, cheffe d’atelier aux Beaux-Arts de Paris depuis deux ans, y encourage ses étudiant·es lors d’un workshop en pleine campagne face à un public de non-initié·es, donc « sincère et intéressé », selon l’artiste-enseignante.

C'est votre projet
Depuis 2019, 100% L’Expo se dresse ainsi comme une oasis dans la jungle du monde de l’art pour les artistes fraîchement diplômé·es. Chaque mois d’avril, l’expo se fait une place dans l’abondante programmation arts vivants de La Villette. Au cœur du projet, Inès Geoffroy est bien au fait des problématiques que rencontre la création émergente. Dès son arrivée, elle décide de changer le mode de recrutement : plus besoin de passer par son établissement scolaire afin de voir sa candidature soumise à La Villette, il suffit de candidater librement. Et à partir de l'année prochaine, les critères d'admission à 100% seront encore élargis : il ne sera plus nécessaire de passer par une des six écoles de Marseille, Nice, Cergy, Strasbourg ou Paris pour candidater. Il suffira d’être titulaire d'un diplôme national supérieur d’école plastique (DNSEP) de moins de cinq ans. L’objectif : diversifier les profils et ne pas se concentrer sur une poignée d’écoles en vue. Participer à 100% L’Expo, c’est se garantir « une visibilité nationale qui peut déboucher sur un premier solo show dans un centre d'art, à Paris ou ailleurs. Pour la plupart des artistes exposé·es, c’est une première confrontation aux rouages de l’art contemporain », développe Inès. L’artiste exposée Ninon Énéa le confirme : « C’est une carte de visite. Les gens te suivent sur Instagram, ça te place. »
Si 100% L’Expo offre un moment de visibilité, c’est aussi l’occasion pour les jeunes artistes d’expérimenter concrètement les différentes étapes dans la production d’une œuvre. « J’ai pu accéder à une une pensée globale de l’installation. Il y a de vrais dispositifs, toute une régie, une orga’ réactive. Ça peut paraître élémentaire mais, faute de moyen, certains lieux ne garantissent plus de telles conditions », poursuit Zoé Ladouce. Ninon Énéa partage le même sentiment : « Certes, j’ai un profil d’artiste émergente, mais dans le cadre de 100%, je n’ai plus cette appréhension de ne pas être assez pro. Dans d’autres centres d'art peu habitués à exposer des artistes en sortie d’école, j’avais peur d’envoyer des factures en disant : “désolée, c'est la première fois que j’en fais une. ” »

Bye bye la bohème
Exposer, certes, mais après ? 100% L’Expo a mis en place une journée de rencontres professionnelles – chaque artiste y est rémunéré·e pour sa présence. Ces journées sont aussi une tentative de mettre tout le monde au même niveau et de corriger les disparités d’insertion du secteur — certain·es artistes ont déjà un premier contrat en galerie, d’autres non. Outre la diffusion des œuvres, des formations techniques et administratives sont proposées sur le statut d’artiste-auteur·ice ou le droit du travail dans l’art. Un enseignement précieux à l’heure où la culture n’a jamais été aussi précaire et où les heures sup’ sont souvent la norme. À contre-courant, la structure semble tenir à désacraliser l’image des décisionnaires — leurs futur·es programmateur·ices et galeristes — pour amener du dialogue et de l’horizontalité. 100% L’Expo ne lésine pas sur les garanties pour rassurer les jeunes artistes, une politique qui tranche avec le reste du monde de l’art contemporain.
Qu’importe leur médium, leur expérience ou leur visibilité, les jeunes artistes ont une revendication commune : tout travail mérite salaire. Exit les conceptions romantiques qui entourent encore, l’imaginaire de la vie d’artiste. « Personne ne vit en ermite bohémien reclu dans sa niche. Les artistes sont concerné·es par les mêmes réalités sociales que le reste de la société, pose Valérie Jouve. Il faut être instransigeant sur ce qui se passe dans le secteur de l’art. Par exemple, ne plus regarder en l’air quand on parle rémunération. » Bien sûr, il faudrait bien plus qu’un seul rendez-vous comme 100% L’Expo pour ouvrir des horizons plus désirables à la jeune génération, mais l’événement offre un avant-goût de ce que serait un monde de l’art plus transparent. Zoé Ladouce conclut : « 100% L’Expo nous apprend à politiser notre travail, à le défendre, à dire les choses, à poser nos conditions. À ne pas rester dans le silence. »
100% L’Expo, exposition collective du 10 avril au 11 mai dans la Grande Halle de La Villette, Paris.
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