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La « révolution agricole » annoncée par Emmanuel Macron tient en trois mots : numérique, robotique, génétique. On s’imagine des ingénieurs et des scientifiques affairés à fabriquer de la nourriture hors-sols, bien loin des positions de certains écologistes qui prônent la restauration des liens qui unissent les êtres humains à la terre. La figure de l’agriculteur, quant à elle, s’efface. Les réalités de cette catégorie socio-professionnelle – l’une des plus touchées en France par la pauvreté, le surendettement et le suicide – sont rarement prises en compte par des politiques axées sur le rendement ni mises en perspective par les milieux intellectuels et culturels, pourtant très prompts à s’emparer de la question environnementale. Or, « il y a beaucoup de points communs entre les conditions de vie des paysans et des artistes », constate la commissaire d’exposition Julie Crenn : deux statuts qui trimbalent leur lot de clichés, tous deux considérés comme des « producteurs » de nourriture pour le corps et l’esprit, tous deux à la base et pourtant les derniers servis dans la chaîne économique de leur filière, tous deux emmêlés dans des logiques de dépendance au marché capitaliste. C’est avec une phrase d’Édouard Glissant en tête – « Agis en ton lieu, pense avec le monde » – et sans misérabilisme que l’historienne de l’art rassemble depuis 2017 des artistes qui, comme elle, ont un lien avec le monde rural, qu’ils aient été agriculteurs eux-mêmes, fils et fille de ou encore en union, dans le cadre d’un cycle de résidences et d’expositions. Au Transpalette, les œuvres de quatorze d’entre eux rassemblent ces deux univers, que la division moderne du travail et des connaissances a renvoyés dos à dos.

 

L’inéluctable chute du modèle productiviste

Diva des foires de machines agricoles, un tracteur en bois, reconstitué à échelle 1 par Pascal Rivet, plante le décor dès l’entrée de l’exposition. Cheval de Troie, manège de fête foraine ou réplique « témoin » de ce qui a été, l’engin est à l’agriculteur ce que la fourche est au paysan : l’attribut quasi allégorique d’un métier industrialisé à marche forcée pour satisfaire à la doctrine productiviste qui s’impose après la Seconde guerre mondiale. Depuis décembre 2019, le Ministère de l’Intérieur va même jusqu’à déployer les forces de l’ordre pour « protéger » les exploitations conventionnelles contre ceux qui remettraient en cause ce modèle. La mécanisation hante les gestes « fantômes » de Michel Valéty, un éleveur laitier récemment retraité et désormais sans vache, que Nicolas Tubéry a filmé au cœur de son hangar en voie de fossilisation, la ferme n’ayant pas encore de repreneur. Capté en plans serrés – l’artiste ayant fixé sa caméra aux infrastructures agricoles, reconverties en machinerie de tournage –, le corps de l’homme et ce décor brutaliste se déréalisent en une succession de formes abstraites secouées par les bruits assourdissants des appareils de traite tournant à vide. Ce matériel de pointe dans les années 1980-90, dans lequel les agriculteurs ont été encouragés, voire contraints, d’investir au gré des différentes normes, devient ici le corps de l’installation dans laquelle est projetée la vidéo : une grande carcasse métallique, qui hésite entre la rouille et le tuning. Allégorie d’un échec de l’utopie de l’exploitation intensive, 7460 Gina (du nom de la dernière vache de Michel) incarne aussi l’une des préoccupations majeures des agriculteurs : la transmission des terres, cheptels et savoir-faire.

 

Si le cinéma-sculpture de Nicolas Tubéry se charge de garder ce patrimoine visible et vivant, d’autres inscrivent ce mode de vie dans la grande histoire. Nelly Monnier et Éric Tabuchi traquent les signes discrets de la présence paysanne dans les paysages français. Ils compilent leurs photographies dans un Atlas des Régions Naturelles, en rehaussent la diversité et les reliefs en y apposant des couches de peinture. Manière de contempler ballots, silos, coopératives, bâches ou encore caravanes comme les personnages muets d’un drame ou des œuvres mémorielles in situ. L’installation Culte opte pour un hommage, où la représentation symbolique se mêle au rituel. Des tapisseries, brodées par Florentine Guédon selon l’enseignement de sa grand-mère, hissent les éléments du travail moderne – cotte, tronçonneuse, moissonneuse, harnais – en motifs esthétiques. Au sol, gisent des reliques de la vie quotidienne – épis de blé, bouteille de vin, morceaux de viande, fromage – qu’Aurélie Ferruel a sculpté dans le bois à coup de tronçonneuse. Le duo les active en les embrassant une à une.

 

Un art de solutions

S’immerger dans les « mondes paysans », c’est aussi comprendre les écosystèmes dans lesquels ces travailleurs sont impliqués, aux côtés des animaux et des végétaux. Au cours de sa résidence avec des éleveurs de brebis dans le Lot, Morgane Denzler a choisi d’adopter le point de vue du mouton, lequel devient non seulement l’architecte de son territoire à mesure qu’il le mange mais aussi le pilier autour duquel s’organisent les relations économiques et sociales. Le travail de la tonte peut transformer l’ouvrier agricole en héros, comme c’est le cas pour Loïc Leygonie, champion de France en la matière, dont l’artiste mythifie le jeté de toison à travers un GIF vidéo au ralenti.

La laine, actuellement sous-évaluée et dont le traitement est externalisé en Chine, peut devenir une filière de production artistique, relocalisée et revalorisée. Cette approche interrelationnelle contredit celle de la politique de remembrement des parcelles menée depuis les années 1950 : créer de grandes exploitations, souvent en monoculture, débarrassées de tout obstacle naturel pour optimiser le passage des machines et maximiser la production. Tendue sur le mur comme une dépouille, la couverture que Morgane Denzler a confectionnée avec René Lantz, artisan matelassier, résume l’opération. Face A : une cartographie aérienne du puzzle désespérément vert de parcelles. Face B : la laine que les éleveurs se refusent de brader en fonction des aléas des cours mondiaux. 

 

Face au rouleau compresseur du remembrement, l’agroforesterie encourage le reboisement des champs : un ensemble de pratiques développées dans le « Manifeste pour une agriculture de l’amour », dernier né du Nouveau Ministère de l’Agriculture de Suzanne Husky et Stéphanie Sagot1. Les deux artistes ont nommé à la tête de leur institution fictive Hervé Coves, un agro-ingénieur devenu moine franciscain, qui explique dans un film les principes cardinaux d’une réconciliation entre l’être humain, ses besoins et son environnement, dans la lignée de l’écosophie : « le tout est supérieur à la somme des parties », « la réalité l’emporte sur l’idée (demande à celui qui fait) », « le temps l’emporte sur l’espace », « l’unité prévaut sur le conflit ». Malgré l’aura druidique du personnage et son écrin de verdure qui semble imperméable aux luttes socio-économiques urbaines, le programme se veut concret et passe notamment par « faire évoluer le regard que l’on porte sur le métier d’agriculteur ». Ce qui engage à changer également celui que l’on porte sur l’artiste.

 

Pour Kako et Stéphane Kenkle, « cultiver la terre et peindre relève d’un même travail ». Le duo d’artistes a réinvesti une ancienne plantation de canne à sucre à la Réunion – une filière qui représente 54 % de la surface agricole utile, et la première source d’emploi – pour y planter des espèces endémiques. Dans un diptyque d’autoportraits photographiques, ils s’y mettent en scène, noyés dans un océan de plants de manioc, seules leurs têtes en dépassent, comme de nouvelles pousses. Au-delà de ses symboliques, leur démarche croise les économies paysannes et artistiques sur un territoire ravagé par les pratiques coloniales, privé d’autonomie alimentaire et qui reste à la marge du circuit de l’art français.

Un autre tracteur fabriqué par Pascal Rivet interfère dans l’exposition, cette fois dans une vidéo : il se fait dévorer par les flammes au cours des fêtes de la Saint-Jean. Reste à savoir s’il faut y voir le signe d’une disparition totale des travailleurs de la terre ou bien l’annonce d’une mutinerie. Comme ces soldats qui détruiraient leurs armes en opposition aux ordres.

 

1. Lire l'entretien avec Suzanne Husky & Stéphanie Sagot : https://www.mouvement.net/teteatete/entretiens/manifeste-pour-une-agriculture-de-lamour

 

> Agir dans son lieu, jusqu’au 16 janvier au Transpalette, Bourges

Légendes

Image 1 : Pascal Rivet, Valtra, 2010. p. D. R.

Image 2 : Nicolas Tubery, 7460 Gina, 2019, vue de l’exposition « Futur, ancien, fugitif » au Palais de Tokyo. p. Aurélien Mole

Image 3 : Morgane Denzler, Sheep don't forget a face, vue de l’exposition Agir dans son lieu – Résidence Les Arques, 2018. p. Nelly Blaya

Image 4 : Kako-Kenkle, Tétfler, 202. p. D. R.

 

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