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Alice Neel installe patiemment son modèle sur un fauteuil du salon-atelier de son appartement new-yorkais, l’observe, échange avec lui. Ainsi qu’on le voit dans le film de son ami Michel Auder, l’artiste scrute, avec l’idée de peindre, manifestement obsessionnelle. Soudain, deux traits souples esquissent l’anatomie, et les lignes se précisent. Neel plonge ensuite dans la palette, mélange les bleus pour ces petits cercles imparfaits qui raconteront les coups reçus par une voisine sous l’emprise d’un mari violent. Elle étale du beige rosé, des nuances claires autour des cicatrices que Solanas a signées sur le torse de Warhol, cerne ces yeux-ci, mélancoliques, avec des tons vifs, souligne ce regard-là, arrogant, en vert prairie, parme de lilas, rouge orangé. Rien ne semble pouvoir échapper à son pinceau libre, chaque détail compte, de la pose aux motifs des vêtements, de la peau en livre ouvert à l’expression suspendue du visage, des sexes exhibés aux mains qui s’effleurent ou non, des orteils tordus aux longs doigts rappelant ceux d’Egon Schiele. À chacun.e son récit dont la native de Pennsylvanie se trouve être, dans l’espace pictural, la gardienne et la dépositaire. Pour reprendre le titre de l’exposition, son regard est engagé. En l’occurrence, il s’implique entièrement en s’abandonnant à un jeu de miroir où l’empathie et l’absence de complaisance s’orchestrent. Son adhésion au communisme relève, rien d’étonnant, de la même ferveur, et lui vaudra d’être interrogée par l’administration maccarthyste. À l’entrée du parcours, une huile sur lin de Jenny Holzer reprend la fiche de renseignement du bureau fédéral, histoire de donner le ton. Cette œuvre rappelle également qu’Alice Neel est importante pour les artistes qui lui succèdent et qui, comme elle, s’engagent.


Alice Neel, Andy Warhol, 1970 © Whitney Museum of American Art, New York. Gift of Timothy Collins © The Estate of Alice Neel. Photo © 2019. Digital Image Whitney Museum of American Art / Licensed by Scala



À contre-courant de l’abstraction


Pourtant, de son vivant, la reconnaissance est loin d’aller de soi, nombreux sont ceux qui jugent sa peinture datée. Pourquoi ne pas représenter des formes abstraites ? Pourquoi ne pas épouser l’un des mouvements de l’avant-garde américaine défendus par les galeries de Big Apple ? Et pourquoi ces images sont-elles si expressives, pour ne pas dire expressionnistes, à l’égal de celles d’un Chaïm Soutine ou d’un Lucian Freud ? N’est-elle pas un peu ringarde, cette mamie qui, après avoir vécu à Spanish Harlem, habite désormais dans le quartier de l’Upper West Side ? Déjà, au moment du New Deal, tandis que Pollock émergeait, tandis que, comme lui et d’autres, elle bénéficiait de la bourse de création du WPA mise en place par le gouvernement Roosevelt, elle s’acharnait à brosser de jeunes Portoricains, des amis à l’épiderme cuivré, des couples mixtes, des femmes du peuple enceintes jusqu’aux dents, des tuberculeux, et ses propres enfants. Au cours des années 1960 et 1970, elle continue, bien que s’ajoutent à son petit panthéon des personnalités du monde de l’art et de la politique. Depuis que le père de la Factory est passé par là, depuis que le Whitney Museum a exposé une série de toiles, le Tout-New York vient un peu plus la visiter, elle reçoit quelques commandes. Mais elles ont toujours l’air d’être pas mal cabossées, ses figures, et sa notoriété reste toute relative. Puisqu’elle ne veut rien lâcher, le marché ne s’intéressera pas à elle. Heureusement, elle a cette poignée d’alliés, ses soutiens indéfectibles. De toute façon, elle ne va pas s’arrêter, voilà une cinquantaine d’années qu’elle s’y colle, sans compter qu’elle n’a cure des catégories. Lorsque, dans une interview tardive, on lui demande si elle est féministe, elle refuse l’étiquette. Et lorsqu’on la questionne à propos d’éventuels regrets qu’elle aurait en tant qu’artiste ayant manqué de visibilité, elle répond « cash », à plus de 80 ans : « J’ai fait ce que j’avais à faire. » Elle ne change pas, elle ne vend pas son âme au diable. Quant à son engagement du côté du communisme, on peut deviner qu’il s’ancre dans son caractère entier, profondément humaniste, qu’il s’articule moins sur une idéologie que sur une philosophie recherchant l’égalité sociale au-delà des appartenances de classe et des différences en tout genre. Ce qui fait société pour elle, c’est la peau des êtres qui l’habitent : elle se doit de composer avec ses bigarrures, ses blessures, ses vérités. Or, la peinture est son médium pour donner chair aux destins minuscules qui croisent sa route.


Alice Neel, Rita et Hubert, 1954Defares Collection © The Estate of Alice Neel and David Zwirner. Photo Malcolm Varon



Un succès tardif


Plus qu'une « portraitiste » (terme qu’elle rejette), elle est, selon son expression, une « collectionneuse d’âmes », c’est-à-dire que sa pratique est en dehors des clous de l’histoire de l’art, autant que son style se soustrait aux consensus esthétiques de son époque. Malgré son talent, le succès se fait donc attendre. Hartley, son second fils, confie dans un documentaire récent qu’il n’y croyait plus. Près de quarante ans après que Neel a disparu, on voit ses tableaux occuper les cimaises de grands musées, de belles plumes lui rendre hommage. Cette œuvre, hier « has been », serait-elle devenue « tendance » ? En songeant à l’intérêt, assez nouveau, de présenter des artistes femmes dans des expositions d’envergure, ou en énumérant l’appartenance de certains des modèles de Neel à des minorités (par exemple à la communauté LGBT), on pourrait croire qu’elle coche de nombreuses cases et que cela pourrait expliquer l’engouement actuel pour son travail. Néanmoins, aborder sous ce seul angle son succès tardif serait mettre de côté l’énergie vitale qui traverse sa peinture, laquelle s’attache avant tout à l’être, à traduire la mosaïque de la condition humaine dans sa diversité, avec ses vagues à l’âme. Au fond, ce serait ignorer qu’après avoir vu ses tableaux, la présence troublante des figures demeure là, sous les rétines, que cette présence s’accompagne du sentiment que tous ces êtres nous ressemblent, et qu’ensemble, ils nous rassemblent.



Alice Neel, un regard engagéjusqu’au 16 janvier au Centre Pompidou, Paris