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Les derniers rayons de soleil filtrent à travers les vitraux de la Saint-Chapelle de Paris, en plein cœur de l’île de la Cité. Il est 18h30 en ce début de printemps. Les jeux de lumières cristallins irradient l’atmosphère de ce lieux emblématique de l’art gothique. On s’installe avec d’autres visiteurs sur les côtés de la nef pour mieux observer un ensemble de gongs en bronze savamment disposé en correspondance avec les rosaces et carreaux colorés qui habillent le sol de la chapelle. Ce gamelan javanais a été spécialement conçu pour Loro-loroning actunggal en javanais, Unifier ce qui est double en français. Dans un geste rare, Amalia Laurent a orchestré une exposition-monde, au seuil du rituel, pour tenter d’unifier les deux cultures dont elle est héritière. L’artiste se tient prête, entourée des musiciens et des tissus qu’elle a teints d’après les vitraux d’une dizaine de mètres de hauteur, suspendus comme autant de présences flottantes, découpant des fenêtres ouvertes sur d’autres mondes imaginaires dans la perspective de la nef. Si tout semble aller de soi, c’est que les points communs entre la liturgie occidentale médiévale et l’holisme javanais de la même époque sont nombreux : tous deux sont organisés autour de la circularité du son et des formes dans l’espace pour refléter l’omniprésence du divin. Dès le départ, les parallèles sont esquissés, l’envoûtement peut commencer.


Loro-loroning atunggal d'Amalia Laurent et performance en collaboration avec Pantcha Indra / Sainte-Chapelle de Paris, mars 2023 p. Charlotte Robin



Révéler le lieu à l’épreuve du temps

 

Depuis les bords de la chapelle, on voit défiler des danseuses cachées derrière les batiks colorés, on écoute des chants dont les échos sur les parois font raisonner les plus belles messes. Une atmosphère surnaturelle se déploie peu à peu, révélant l’épaisseur spirituelle du lieu. Les ombres projetés sur les murs, les retentissements des gongs, et la préciosité de l’offrande visuelle que l’artiste destine aux spectateurs incitent à l’élévation. Empruntant à l’holisme javanais la lente gradation vers une transe qui anime les corps des danseuses, le timbre des voix des chanteurs et le rythmes des gongs, la performance, d’une durée d’une heure, nous plonge dans une temporalité distendue. L’occasion de poser plus intensément les yeux sur les trompe-l’œil des tissus, la forme des instruments, leurs reflets dorés, leurs correspondances avec les volutes sculptées dans la pierre de la chapelle, mais aussi à l’autre. Car il s’agit avant tout d’une expérience partagée : deux rangées de spectateurs se font face de chaque côté de la chapelle, et l’observation des autres visiteurs en train de regarder la performance en même temps que nous est inévitable. On décèle leur surprise, leur perplexité, leur passion, leur ennui parfois, à découvrir cet instrument polyphonique, les tissus et les danses. Ce jeu de regards en miroir, où l’on pressent le besoin d’accéder à des mondes, si ce n’est parallèles, du moins spirituels, permet d’unifier ce qui est double. Dans cette étrange « réconciliation », l’intuition prend le pas sur toute forme de discours.


Loro-loroning atunggal d'Amalia Laurent et performance en collaboration avec Pantcha Indra / Sainte-Chapelle de Paris, mars 2023 p. Charlotte Robin



La langue de l’art

 

Pas question d’un cours d’histoire portant sur les points communs entre deux cultures à une même époque, c’est une quête sensible, certes initiée à partir de recherches savantes, incarnée par le corps de l’artiste. Celle-ci affronte la différence culturelle en choisissant d’y entrer par la porte de la ressemblance, de la spiritualité comme liant d’une culture humaine universelle, au-delà des religions, car adossée à nos sens, nos émotions communes. Ode au flou, au trouble et à l’écho perpétuel que permet la libre association, le geste de l’artiste se situe à mi-chemin entre l’Asie et l’Occident, pour mieux rappeler que ce qui fait sens a moins à voir avec les origines qu’avec les images qui habitent nos mémoires. En s’adressant à tous nos sens par la création d’un monde anachronique, Amalia Laurent centre son projet sur ce qui informe nos regards. La longue incantation jalonnée de voix, de jeux de lumière projetés sur les murs et des mouvements chorégraphiés, est donc autre chose qu’une manière de relativiser une histoire médiévale centrée sur l’occident. C’est aussi une manière de dire que les habitants du monde, et ce depuis des millénaires, ont toujours tous parlé la même langue, celle de l’art, habitée par nos angoisses, notre désir de rêver d’autres mondes possibles.



  • Loro-loroning actunggal d’Amalia Laurent en collaboration avec la compagnie de gamelan Pantcha Indra a eu lieu les 22 et 23 mars à la Sainte-Chapelle de Paris
  • Amalia Laurent, L’édifice immense du souvenir, du 22 avril au 29 juillet au CACN, Nîmes