Tout commence à bord d’une embarcation. En immersion sur un paquebot, Bertille Bak s’intéresse aux coulisses de ce grand divertissement off-shore. Derrière les folklores touristiques que sont les bals du soir et les baignades à la piscine, l’artiste vidéaste plonge dans le pressing mécanisé du navire où tournent 24h/24 les uniformes des salariés : accrochés sur des cintres, eux-mêmes suspendus à des rails, bleus de travail, blouses de cuisinier et tenues de serveur se croisent dans une valse aérienne. Sous le regard de Bertille Bak, nominée au dernier prix Marcel Duchamp, le monde devient performance.
Pas étonnant que l’exposition Abus de souffle débute par un départ en mer. L’œuvre de Bertille Bak se lit comme une traversée du planisphère : Thaïlande, Maroc, Bolivie, Inde, Madagascar. On voyage et pourtant partout se retrouve une même problématique : celle des corps de tous âges contraints par le travail – des enfants mineurs aux personnes âgées qui embauchent à l’usine. Une vidéo après l’autre, l’artiste, petite-fille de mineur, cherche par quels gestes se traduit l’exploitation moderne. À mi-chemin entre le documentaire, l’anthropologie visuelle (Bertille Bak passe de nombreux mois avec les communautés documentées) et la fiction (toutes ses vidéos sont des mises en scène), elle déplace le regard occidental sur la misère en intégrant une naïveté qui conjure à la fois la sidération et la condescendance.
Du toboggan à la mine
Des enfants courent, crient, rampent, attrapent au passage une corde qui les tracte en hauteur – simultanément sur cinq écrans juxtaposés. Ils ont le sourire. A priori, leurs gestes sont ceux de n’importe quelle bande de mouflets. Ce qui interpelle toutefois, c’est le décor sur lequel se découpent leurs silhouettes (ajouté grâce à un fond vert rudimentaire) : dans l’une des séquences, ce sont des intérieurs de maison délabrées voire en ruine. Dans une autre, les enfants s’amusent dans des galeries souterraines comme de petites taupes. Ce qui se présente d’abord comme jeu s’avère tout autre chose : ces enfants travaillent tous à la mine. Comme dans beaucoup de ses pièces, Bertille Bak transforme en chorégraphie le labeur mortifère. Ce polyptique tourné en Inde, en Indonésie, en Thaïlande, en Bolivie et à Madagascar (à distance, pendant l’épidémie de Covid-19, grâce à des preneurs d’image locaux) suscite une sincère tristesse sans être accablant : l’artiste souligne des conditions de vie sordides sans pour autant retirer à ces enfants leur innocence.
Position Latérale de Sécurité
Un bataillon de femmes vêtues de noir sur une pelouse. Elles répètent des exercices – comme un dernier échauffement avant de partir en guerre. Footing, étirements, sautez ! Rampez ! À côtés d’elles des blocs de béton – pierres tombales ou socles de statues, au choix. Elles finissent par y grimper pour tenir une pose : sur le flanc, les genoux remontés contre la poitrine, la tête en boule : ne plus bouger. Pour élaborer cette autre vidéo, Bertille Bak a passé du temps avec les résidantes de la Maison des femmes du Hédas (en 2015, juste avant sa fermeture, elle aussi symbolique), à Pau – toutes ayant vécu des situations d’exil ou d’émigration qui les ont obligées à contorsionner leur corps de manière à le cacher. De ces personnes qui ont dû se dissimuler pour survivre, l’artiste fait des protagonistes. C’est de leurs histoires qu’elle a tiré cette idée de mise en scène. Aucune des réalisations de Bertille Bak ne s’est faite sans la participation active des personnes filmées, toutes forces de proposition : « Je ne vais jamais rencontrer un groupe avec l’idée d’un scénario, il s’échafaude au fil des mois », explique-t-elle, détaillant un processus de création proche des méthodes des anthropologues.
Le point commun entre un cactus et un flamant rose
L’œuvre de Bertille Bak, réalisée à l’international, exacerbe cette belle uniformité qu’on doit à la mondialisation. Pour ce triptyque vidéo au titre évocateur – Usine à divertissement –, l’artiste s’installe dans la province de Tétouan au Maroc, au nord de la Thaïlande et en Camargue. Elle laisse les personnes se présenter face à la caméra – calée en plan droit comme dans un talent show – avec cette interrogation sous-jacente : qu’est-ce qu’on donne à voir de sa propre culture ? Quand un Marocain ramène un bélier trainé par les cornes, les Camarguais, eux, se mettent à quatre pour déplacer un taurillon (ou un flamand rose dont on tord les pattes pour le baguer) : en bas de l’écran, un curseur d’exotisme s’active. Que ce soient des Marocains qui gonflent de faux cactus ou des Français qui préparent des bols à prénom, Bertille Bak enregistre des traditions qui s’effacent, remplacées par de nouvelles pratiques qui font moins sens. Derrière ce sentiment d’absurde subsiste un brin de nostalgie, en témoigne son accrochage de soufflets, réalisé avec le dernier artisan qui en fabrique au Maroc. Ce sont ces multitudes de petites histoires manuelles qui composent la grande histoire collective en cours de changement, ne les oublions pas.
Abus de souffle de Bertille Bak
⇢ jusqu’au 12 mai au Jeu de Paume, Paris
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