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Mater Netflix, consommer en ligne, flirter via des apps… Autant de réflexes du quotidien qui, peu à peu, nous arrachent à nous-mêmes. Serait-ce au point de faire de ce « nous » IRL (In Real Life) de vulgaires moutons, qui alimenteraient en bêtes d’élevage dociles le marché de la captation de l’attention, comme celui du data mining ? C’est du moins ce que suggère le curieux cheptel à gueules téléphoniques qui compose TribuT. Disposée au cœur de la Halle Aubervilliers du Centquatre-Paris, ce troupeau confectionné par Jean-Luc Cornec à partir de disques durs recyclés introduit l’exposition dédiée aux arts numériques Je est un autre ?, en reléguant au statut d’animaux indifférenciés les addicts aux écrans que nous sommes – sans eux, 31% des Français ressentaient du manque dès les premières heures, selon le Baromètre du Numérique 2022.


I.C.U. (Intensive Care Unit), Bill Vorn, 2021 © Quentin Chevrier, Biennale Némo 2023


Par une amère ironie du sort – ou plutôt une succession de stratégies marketing prédatrices dont Donatien Aubert ausculte le déroulé à travers Veille Infinie, un film de 26 minutes retraçant l’histoire des télécommunications, du morse aux IA –, les mêmes technologies qui nous promettaient de booster nos singularités à coup de slogans de type « deviens qui tu es » nous auraient, in fine, précipités vers une unidimensionnalité grégaire. Sorte de matrice servile, accouchant d’individus qui se livreraient d’eux-mêmes – et avec entrain ! – à la vampirisation des Big Tech de la Silicon Valley. C’est ce profil de « consommateur idéal » qui apparaît sous les traits malaisants du protagoniste de PAUL, où Cristina Galán ouvre une fenêtre dystopique en filmant l’évolution d’un Ken à la chevelure gominée, et au sourire crispé, célébrant dans un océan de couleurs pastel le bonheur supposé de la productivité 24h/24h, 7j/7. Souriez, vous êtes dans l’happycratie, façon Insta-chic.



L’alter ego numérique, une arnaque ?

 

Si l’internaute lambda se laisse mollement glisser dans les sneakers « TikTok tendance » du e-client insatiable, c’est qu’il est hypnotisé par le flux d’images, comme en atteste le Heaven’s Gate de Marco Brambilla. Face à ce vertigineux carrousel d’icônes pop de « l’usine à rêve » – King Kong, Gatsby interprété par DiCaprio… – qui défilent à la verticale dans une parade apocalyptique, et sur un triptyque de 8 mètres de haut, le spectateur est magnétisé. La preuve par l’envoûtement que le flot d’informations maintient captif.


Heaven's Gate, Marco Brambilla © Marco Brambilla


Pour rompre le charme, tenter d’amorcer une prise de conscience collective par le dialogue a tout d’une piste prometteuse. Encore faudrait-il pouvoir faire confiance à nos « pairs » inter-connectés. Avec Madostuki_the_Dreamer, Ismaël Joffroy Chandoutis a recréé la chambre d’un geek, où une projection d’écran d’ordi expose les différentes interventions, sur le web, d’un individu aux personnalités multiples. En quelque pianotage de clavier, et d’onglet en onglet, on bascule du discours féministe à la propagande néo-nazi. Manière de montrer que derrière l’écran, chacun peut incarner n’importe qui – et faire croire n’importe quoi.


In Event of Moon Disaster en fait également la démonstration. Avec ce deep fake diffusé sur un téléviseur sixties qui transforme le discours de démission de Nixon lié au Watergate en annonce fictive du crash de l’alunissage d’Armstrong en 1969, Hasley Burgund et Francesca Panetta soulignent à quel point le trucage numérique permet de tronquer la réalité – à des fins de manipulations conspirationnistes, éventuellement. Pour tourner une bonne fois le dos à ces usages trompeurs de la technique, ne faudrait-il pas délaisser la subjectivité humaine – décidément trop corrompue, trop imparfaite – au profit d’une hybridation cyborg ? Après tout, n’importe quel algorithme peut être conçu pour agir avec sincérité, et sincérité seulement. Voilà la piste qu’explore la vidéo Tech for Democracy, confectionné par Cecilie Waagner Falkenstrøm à partir d’une IA programmée pour imaginer une société dont la direction aurait été confiée par l’humain à… une IA.


© Maison Autonome, image courtesy of Universal Everything


Malheureusement – doit-on vraiment s’en étonner ? – à travers une succession d’images où les figures humanoïdes sont rognées par des artefacts mécaniques, on réalise qu’en lieu et place du Grand Soir d’émancipation escompté, homo sapiens aura tôt fait d’être asservi par la rationalité robotique. Catastrophe, oui.  Pour autant, avec Je est un autre ?, l’art numérique se place du côté d’une techno-critique qui n’adhère guère à l’idée selon laquelle le numérique serait le tremplin libérateur d’une « réinvention » de soi (que ce soit par les RS, l’avatar gaming ou le métaverse ). Les propositions rassemblées au Centquatre-Paris pointent plutôt du doigt un horizon crépusculaire où, clic après clic, l’exposition au digital distillerait la duplicité, impulserait des « comportements consommateurs-types » et, en définitive, appauvrirait nos singularités. Au point de faire s’évanouir le « je ».



Je est un autre, 

⇢ jusqu’au 7 janvier dans le cadre de la Biennale Internationale des Arts Numériques d'île-de-France Nemo, au Centquatre, Paris

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