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Premiers pas dans ce que Stéphanie Pécourt, directrice du lieu nomme l’« anarkhè-exposition ». L’œil n’est déjà plus très sûr de ce qu’il voit. On n’a pourtant encore rien consommé. Cette boule de tissu dans un coin de l’entrée, oui ça ! Ce quelque chose bouge, vous avez vu ? Un coussin à pampille ? Une couette ? C’est molletonné, orné de bandes rouge-vatican, cousu de fleurs de lys. La chose a comme des bras, et, recroquevillée sur elle-même, elle se caresse. Œuvre paisible, sensuelle, ralentie, pleine d’une douceur brute – la création de Mehryl Ferri Levisse tranche avec le fond sonore, la cacophonie des aficionados du Centre-Wallonie Bruxelles, excités par la réouverture de cette maison excentrique. Plus loin, même hallucination : cette fois-ci c’est un grand morceau de papier aluminium, posé à même le sol dans le passage – pas à l’abri de se faire trouer par la pointe d’un talon. Le tissu argenté, qui pourrait aussi s’apparenter à une couverture de survie, gonfle et dégonfle, comme si quelqu’un respirait en dessous. Est-ce le cas ? Sculpture vivante ? Vivant sculptural ? Qui est qui ? Visages cagoulés, membres dissimulés ou exagérés… Ce soir-là, le corps est présent partout, visible nulle part.  


 Mehryl Ferri Levisse © WBI


En deçà du langage


En contrebas d’un mur, un bas-relief dessine des figures obscures gravées dans l’argile noire, des silhouettes molles qui se chevauchent et s’interpénètrent – la grande synthèse orgiaque. L’œuvre de Carlotta Bailly-Borg prophétise ce qu’il se passera durant quelques heures. Un cortège de créatures fantasques, personnages hybrides, avatars chimériques, cahotant dans un défilé bigarré. Un costume, reposant depuis le début sur le sol, s’active subitement : homme-oiseau, plumé des pieds à la tête de confettis multicolores, Darius Dolatyari Dolatdoust exécute une parade amoureuse en face d’un congénère de la même espèce. Ils tapent des mains, se couchent, confondent leurs ailes, avec de grands cris orgasmiques et des mimiques grossières. Les deux êtres, débarrassés des stigmates du genre, entrent dans une alchimie non-verbale, qui se contente d’onomatopées et de respiration. Vêtu tout de tissu et passementeries, rouge et or, un autre personnage surgit. Il porte sur le devant et l’arrière du crâne, tel un Janus bifrons, ce qu’on pourrait prendre pour deux masques vénitiens . En réalité, son attirail est emprunté à l’artisanat touareg – à l’opposé des exotiques clichés de l’orientalisme colonial. Il ne parle pas, tout ce qu’il a à dire tient dans sa manifestation empirique. Mehryl Ferri Levisse coud des costumes inspirés des bals de cour qui théâtralisent l’espace par leur simple présence. Le personnage séducteur tend une lanière ornée de sequins, à un visiteur, invitation à rejoindre son mystère.



Eyes wide shut 


Tous ces avatars semblent appartenir à une même procession… jusqu’à transformer les visiteurs eux-mêmes en complice de cette vaste fiction, proche sur plusieurs aspects d’un Eyes Wide Shut géant. En trois mots :  1- Abondance : « Tenez, celui-là, c’est au moins trois carats ! ». Ici, des visiteuses transmettent colliers, boucles d’oreilles et bracelets de valeur à l’artiste Skall, qui les ajoute à son ready-made évolutif, un pied de forme conique qui reçoit les précieux bijoux. Grand potlach – cette pratique observée par Levis Strauss chez les autochtones d’Amérique du Nord qui consistait à donner pour affirmer son statut social –, la performance raille un certain philanthropisme mondain. 2 – Décadence : Au même moment, trois silhouettes féminines apparaissent : cagoules à cornes (tricotées au crochet) sur le visage, corset, collants déchirés. Un gode-ceinture à l’excroissance lumineuse complète cette tenue des grands soirs. Señora Serpiente, comme son nom l’indique, interroge, au musée comme en manif’, les projections qui font de la femme une figure de la tentation. La fête prend des airs de cérémonie occulte. 3 – Rituels : une grande messe bachique, sans quelques rites obligés. Il arbore une couronne de plume, son torse est surmonté d’une peau de bête à poils longs, il marche sur des plateformes de de plusieurs dizaines de centimètres qui en font un géant : bras tendus vers le ciel, Éric Androa Mindre Kolo commence une mystérieuse procession religieuse dont il est le principal prêtre.


Éric Androa Mindre © WBI


Si cette cérémonie est dédiée à un dieu, c’est sûrement à Proté, figure grecque associée au phénomène de la métamorphose. Il modifie son apparence notamment lorsqu’il est menacé. Pour lui, la transformation physique est un pouvoir de réaction face au danger. Contre les violences faites aux femmes, les hostilités envers les personnes de la communauté lgbt+, pour quitter des mondes trop limitants, et ouvrir d’autres possibles, les artistes et performeur.se.s ont de bonnes raisons de modifier leurs apparences. À l’invisibilité, les artistes des Heures Sauvages #2, ont préféré une surenchère baroque, de quoi ouvrir une brèche fantasque dans la réalité où chacun est invité à se glisser.


Les Heures Sauvages Nef des Marges dans l’ombre des certitudes

 ⇢ du 13 au 29 octobre au Centre Wallonie Bruxelles, Paris