Sur les quais de Seine, des cris perçant résonnent. En suivant ces voix suraiguës, on trouve au fond de la cale de la péniche Pop, plongée dans le noir, l’installation vidéo de Laura Sellies : Dans ta gorge les géantes emportées. Un film partagé en deux écrans, sur lesquels un duo de femmes se fait face. Chignon strict, tailleur anthracite, maquillage similaire, elles ont exactement la même apparence. On voit double et pourtant, la comédienne Carine Morel et la chanteuse Isabel Sörling sont bien deux interprètes distinctes. La première signe un conte avec ses mains – co-écrit par Laura Sellies et Bastien Gallet. La seconde, non-initiée, improvise des vocalises, en réaction à ce qu’elle perçoit des émotions de sa partenaire. Ne pouvant prendre le chemin de la conversation par le verbe, la communication s’opère sur le terrain de l’empathie et de l’émotion.
Le décor du film reste sobre : une sorte de parking bétonné. L’intrigue se déroule dans un contexte indéfini qui permet aux sensations d’être décuplées. À commencer par l’ouïe. Un zoom sonore est fait sur les respirations : râles, aspiration, apnée, résonnent grâce à un son spatialisé. On inspire au rythme d’Isabel Sörling qui reprend brutalement son souffle, peinant à suivre l’important débit des gestes qu’elle met en voix. À cette intimité par le son, s’ajoute une sensualité du mouvement. La chorégraphie de Carine Morel se revendique du Visual Vernacular : un mode d’expression muet et créatif – puisant, entre autres dans le théâtre, le mime et le cinéma – qui laisse une grande part d’invention à l’interprète. La caméra, qui maintient une certaine proximité avec les mains de la comédienne épouse ce langage silencieux.
Nombre de récits mettent en scène un héros (masculin) résolvant des conflits à la chaîne, une arme à la main. L’écrivaine américaine Ursula K. Le Guin date les origines de ce mode de narration à la préhistoire. Après la chasse, l’homme rapportait avec son gibier le récit de ses violentes aventures. Ces histoires oblitéreraient un autre modèle, théorisé sous le nom de « fiction panier ». Ces narrations féminines se décentrent de la structure conflictuelle pour rassembler, contenir et relier. Très inspirés par Ursula K. Le Guin, les films de Laura Sellies mettent en scène des femmes, à la recherche d’un langage neuf, inédit, défait des assujettissements de la langue normative. Ainsi, les deux héroïnes de Dans ta gorge les géantes emportées nouent une relation délicate, sensible, dans laquelle l’usage des verbes est caduc. C’est le corps et les émotions qui le traversent qui se chargent du sens.
Dans ta gorge les géantes emportées de Laura Sellies, jusqu’au 28 juin à La Pop, Paris
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